Les prisonniers de sexe masculin attendent patiemment d’être embarqués. Comme O’Hara s’en était douté, ils commencent à s’agiter en voyant partir les ponts flottants, fonçant vers le dernier quand il devient clair que celui-ci ne leur est pas destiné.
Les haut-parleurs leur expliquent alors qu’on a prévu pour eux une autre procédure, et certains font mine d’hésiter ; ceux qui montent à l’assaut du pont flottant sont repoussés à coups de matraque et de lacrymogènes, ce qui refroidit leur enthousiasme ; ils restent plantés sur le sable, complètement déboussolés.
O’Hara est fasciné par le spectacle : la puissance de feu fait vraiment la différence. La plupart de ces hommes sont des assassins, qu’ils aient été motivés par le sadisme ou par l’argent, et presque tous étaient emplis de courage à peine quatre heures plus tôt. À présent, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’ils ont en majorité une vingtaine d’années, que nombre d’entre eux sont carrément obèses, que certains semblent souffrir de tuberculose, conséquence inévitable de la malnutrition, voire de syphilis congénitale. Bien armés et entourés d’esclaves, ils ressemblaient à des ogres et se comportaient comme tels ; désormais, ils sont franchement pitoyables. O’Hara se demande s’ils ont été transformés quand on leur a confisqué leurs armes et leurs esclaves… ce qui le pousse à se demander, un peu mal à l’aise, si lui-même sera transformé quand on lui aura retiré sa flotte et ses marins.
Voilà bien le genre de question que se pose un militaire trop sensible, se dit-il. Mais il doute que les historiens le considèrent comme un homme « sensible », à moins qu’ils ne décident d’attribuer son geste à une éventuelle crise de démence.
Les prisonniers ne cèdent à la panique qu’en voyant les derniers soldats embarquer dans les deux derniers staticoptères ; ils foncent vers ceux-ci, mais les soldats ouvrent le feu sans sommations, et cela achève de décourager les bonnes volontés.
O’Hara a demandé que l’on place une caméra sur les lieux, et il voit sur l’écran les prisonniers s’agiter mollement, indifférents au sort des blessés qui geignent à terre.
Ils lèvent la tête comme un seul homme lorsqu’ils entendent la première explosion. Mais il leur faut un certain temps pour comprendre ce qui se passe : tous les réservoirs d’eau de l’île ont été dynamités.
Ce qui restait d’eau potable dans Ebeye coule à présent dans les rues dévastées avant de se jeter dans le lagon.
Seule une infime partie des prisonniers ont compris les conséquences de cet acte, et alors qu’ils tentent de les exposer à leurs congénères, on entend une nouvelle série d’explosions et tous les buildings de la ville s’enflamment comme des torches.
Dans moins d’une heure, Ebeye ne sera plus qu’un gigantesque bûcher ; quelques rares prisonniers réussiront peut-être à nager jusqu’à Kwajalein (dont les occupants ont pour coutume de lapider toute personne se dirigeant vers leurs rivages), d’autres à se réfugier sur les plages pour attendre la suite des événements… à savoir l’arrivée de Clem, désormais imminente.
En voyant la terreur qui se peint sur leurs visages, O’Hara se rappelle à quoi ces hommes ont consacré leur existence (d’ailleurs plutôt brève) et décide qu’il s’accommodera de l’appellation de « criminel de guerre ».
L’évolution de Clem est surveillée de près et, en fin d’après-midi, la flotte commandée par O’Hara, qui a embarqué plus de cent mille réfugiés (hélas, il reste encore de la place), fonce vers l’équateur à vitesse maximale. Jusqu’ici, le cyclone s’est révélé aussi incapable de franchir l’équateur que ses prédécesseurs et si la flotte s’éloigne suffisamment de sa trajectoire, elle ne sera qu’effleurée par la marée de tempête ; tout ira bien à condition qu’elle évite aussi l’assaut des vents.
Le lendemain matin, lorsque ceux-ci s’attaquent aux ruines fumantes d’Ebeye, la marée de tempête a déjà frappé les îles Ratak à plusieurs reprises et, pour la première fois depuis des décennies, Majuro est entièrement débarrassée de ses ordures. Les caméras laissées sur Kwajalein transmettent des images des intégristes chrétiens rassemblés sur le terrain de football de l’ancien lycée ; il ne subsiste plus aucune trace de vie à Ebeye.
Il est impossible d’identifier les prières entonnées par les intégristes, et ils sont encore sur le terrain de foot, trempés jusqu’aux os et accrochés les uns aux autres, lorsqu’une rafale de vent emporte la dernière caméra en état de marche.
Les îles Marshall sont réduites à des récifs de corail, qui subissent l’assaut d’une centaine de raz de marée là où Oahu n’en avait enduré que quatre ; le point le plus élevé de l’archipel ne se trouvait qu’à trente-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer.
La flotte de l’ONU poursuit sa route vers le sud. La marée de tempête est à peine perceptible et les vents sont déjà loin ; le soir du 19 juillet, tous les navires ont franchi l’équateur pour se retrouver sur une mer d’huile et sous un ciel sans nuages. O’Hara contemple ses navires à la jumelle ; chaque pont semble plein à ras bord de réfugiés.
Lorsqu’il est contacté par le Secrétaire général, celui-ci ne fait aucune mention de l’incident d’Ebeye. Rivera lui adresse ses remerciements, puis lui demande de débarquer les Marshalliens dans les bases du golfe de Carpentarie… et lui laisse entendre que sa flotte ne sera pas démantelée. En ce moment même, des navires japonais, chinois et indonésiens sont occupés à évacuer les Mariannes septentrionales ; en principe, Clem devrait ensuite quitter le Pacifique ouest, mais Rivera ajoute :
— Nous devons partir de l’hypothèse que Clem représente une menace permanente, ce qui fait que nombre d’îles auront besoin d’être évacuées. Votre flotte a de l’expérience… et elle a bien fait son travail.
Jamais les actes d’O’Hara ne susciteront d’autres commentaires. Plusieurs jours s’écoulent avant qu’il ne se rappelle qu’aucun reporter XV n’était présent sur les lieux et que toutes les images de l’opération sont en possession de l’ONU.
Louie Tynan a été autorisé à baptiser lui-même l’« astronef » qui va le conduire à 2026RU ; comme ledit astronef est composé de la station spatiale Constitution, à laquelle ont été greffées des pièces japonaises et françaises provenant de la Base lunaire, plus toute une population de sondes, de réplicateurs, de drones et de robots fabriqués sur la Lune – provenant de divers endroits par divers moyens et assemblés de diverses façons –, il a du mal à voir en lui un « astronef », mais sa capacité accrue à concevoir des scénarios pour le futur lui permet de conclure qu’il y a plus de cinquante chances sur cent pour que le mot « astronef » désigne à l’avenir de tels assemblages hétéroclites.
Il ne réfléchit à la question que de façon plutôt brève – l’équivalent d’un siècle de débats entre poètes – avant de sélectionner un nom lui paraissant traduire au mieux les espoirs à l’origine de son expédition : le Bonne Chance.
Cela fait soixante-dix ans que l’Histoire s’éloigne régulièrement de l’individu ; c’est pour cela qu’il n’existe aucune réponse à des questions telles que « qui a inventé l’ordinateur ? » ou « quand la Troisième Guerre des Balkans a-t-elle débuté et ensuite pris fin ? ». Il n’est donc guère surprenant que personne ne puisse donner l’heure exacte du départ de Bonne Chance ; il n’est même pas possible de préciser l’heure de son « achèvement ». Certains des satellites qui seront par la suite incorporés à sa structure ont été catapultés en orbite solaire dès le 1er juillet, d’autres portions sont venues des astéroïdes dès le 10, et nombre de ses éléments ne le rejoindront que lors de son voyage retour.
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