Ce qui lui permet de sortir une nouvelle édition spéciale de Reniflements. Comme il est tard, elle coupe pour la nuit toute communication avec les autres services du net. Elle a suffisamment d’images du golfe du Mexique pour couvrir la catastrophe à venir ; fort heureusement, une substantielle partie de la population a décidé de se réfugier au nord ou dans les montagnes.
Elle se rend compte qu’on n’a pas encore établi de camps de réfugiés. Nombre de personnes semblaient se diriger vers les Rocheuses, la plus proche chaîne montagneuse à leur disposition, et elle décide d’aller voir comment elles se débrouillent – ça pourrait donner matière à un autre numéro spécial et elle tient la forme. Elle programme le Wyoming comme destination et s’endort pendant que sa voiture file dans la nuit.
La journée commence mal : Diem a décidé de démissionner.
Il vient d’apprendre que Hardshaw a autorisé tout le personnel de la Maison-Blanche à contacter Berlina Jameson et à lui apporter son assistance, sans même qu’il en soit informé. Et en tant que chef de cabinet, il aurait dû être avisé de la conférence imminente réunissant Hardshaw et Rivera ; le fait qu’on lui ait caché cela est intolérable, c’est le genre de traitement que le Président réserve à un subordonné dont elle souhaite se défaire, sauf qu’elle ne traite jamais ses proches avec une telle désinvolture…
Le regard de Brittany Lynn Hardshaw se radoucit et elle dit à Diem :
— J’ai pris rendez-vous alors que tu arrivais au bureau, Harris. Si tu avais regardé ton courrier au lieu de foncer directement ici, tu aurais su de quoi il retourne. Je n’avais aucune intention de t’humilier, je te le jure. Et je ne comprends pas pourquoi tu réagis ainsi en ce qui concerne Jameson. Nous voulions qu’elle découvre le réseau de Klieg et qu’elle révèle ses liens avec Hassan, et c’est précisément ce qu’elle va faire.
— Mais vu la façon dont tu as agi, nous n’aurons aucune marge de manœuvre. Comme Klieg et sa clique seront exposés au grand jour, nous ne disposerons d’aucun moyen de pression sur lui. La majeure partie de ses appuis risquent de le lâcher.
Il s’assied, soupire, tente de se détendre.
— D’accord. Je vais m’efforcer d’être rationnel. Explique-moi ta tactique, parce que pour l’instant je ne la comprends pas. Je croyais que tu avais l’intention de faire pression sur Klieg et sur une douzaine de gouvernements. De toute évidence, je me trompais.
— Tu as passé la journée chez toi mais tu ne t’es pas reposé.
Elle a pris le ton de la taquinerie, mais elle parle le plus sérieusement du monde.
— Je le croyais pourtant, aussi bizarre que ça puisse paraître. Tu n’as pas l’intention de m’obliger à prendre un nouveau congé, n’est-ce pas ?
— Ce ne sera pas nécessaire. D’accord, voici ce que nous allons faire avec Rivera…
Elle lui tend une feuille de papier. Sur celle-ci sont rédigées quatre phrases. Harris Diem les lit, les relit, lève les yeux et dit :
— Puis-je conserver ceci ?
— Pour quoi faire ?
— Pour mes Mémoires.
Il attrape son attaché-case, en sort une chemise, glisse le document à l’intérieur.
— Ce texte est d’une importance comparable à celle du discours de Gettysburg ou encore du discours de Roosevelt sur le Jour de l’infamie. Au bas mot.
— Tu risques d’attendre un bon moment avant de pouvoir publier tes Mémoires, tu sais.
— Une fois mort, je pourrai me permettre d’être patient.
Elle opine en grommelant ; et c’est cet instant que choisit son secrétaire pour lui annoncer que le SG est en ligne.
Les préliminaires sont plutôt brefs, mais Diem a l’impression que les deux interlocuteurs sont plus sincères que d’habitude. Puis Rivera passe aux choses sérieuses.
— Madame le Président, je pense que nous devons agir vite. Les historiens regretteront sans doute notre précipitation, mais en ce qui me concerne, je n’hésite jamais à me jeter à l’eau, même quand elle est glaciale.
— Nous sommes d’accord sur ce point, alors profitons-en. C’est peut-être la dernière fois. Avez-vous rédigé votre proposition ?
— Comme convenu. Je propose que chacun lise la prose de l’autre et que nous en discutions ensuite.
Hardshaw presse un bouton. Les quatre phrases dont Diem a récupéré la copie apparaissent sur l’écran du SG ; les quatre phrases que celui-ci a rédigées s’affichent sur l’écran de Hardshaw, et Diem et celle-ci se penchent pour les lire.
Moins d’une minute plus tard, tous deux échangent un regard plein d’espoir et l’esquisse d’un sourire. Diem secoue la tête.
— C’était inévitable, je suppose. Nos options sont si claires – vu qu’aucun de nous ne tient à ce que Klieg, Hassan et les Sibériens soient les maîtres du monde d’après Clem – qu’il n’est guère surprenant que trois des quatre points soient identiques. Au fait, vous étiez-vous mis d’accord sur le chiffre quatre ?
— Non, dit Rivera, chacun de nous a respecté la logique. Je pense que nous sommes d’accord, madame le Président : le colonel Tynan doit se mettre immédiatement en route pour la ceinture de Kuiper afin d’y accomplir la mission que nous lui avons confiée, laquelle ne sera ni annulée ni altérée quels que soient les ordres qu’il pourrait recevoir ultérieurement ; il a toute latitude pour accomplir cette mission dans le respect des buts qui lui ont été fixés – sur ce point, votre phraséologie est supérieure à la mienne – et doit nous accuser réception de ses instructions dès que nous les lui aurons fait parvenir conjointement.
— Entendu, dit Hardshaw. Ceci n’est en aucune manière un document légal, donc la précision des termes n’a qu’une importance relative. Abordons à présent le point de divergence : et si nous avouions franchement notre crime ? Nous allons annoncer que la réquisition du matériel français et japonais de la Base lunaire constituait un acte d’agression conscient et délibéré, nous allons proposer des compensations, mais nous allons également déclarer que les nations lésées sont parfaitement en droit de nous déclarer la guerre.
Rivera se fend d’un large sourire.
— Dans ce cas – et je vous rappelle que nous sommes tous les deux juristes, madame le Président –, je vous donne rendez-vous au tribunal. Le Secrétariat général a saisi tous les biens spatiaux pour la durée de l’état d’urgence – et contrairement à la Constitution américaine, la Seconde Alliance de l’ONU me permet de déclarer ledit état d’urgence avec effet rétroactif et me dispense de verser quelque compensation que ce soit –, de sorte que votre colonel Tynan, agissant sous mes ordres, n’a enfreint la loi en aucune manière. Consentez-vous au moins à admettre que ceci relève de la juridiction de la Cour internationale ?
— Foutre oui. C’est un argument que je serais prête à défendre moi-même.
Rivera ouvre de grands yeux étonnés.
— N’en faites rien, madame le Président – je vous en conjure.
Brittany Lynn Hardshaw a l’air déconcertée, ce qui constitue quasiment une première.
— Pourquoi donc ? Si votre décision est acceptée, alors je peux être considérée comme un administrateur provincial sous tutelle de l’ONU ; autant utiliser le temps dont je dispose de façon productive.
Rivera secoue la tête, et Diem perçoit une lueur amusée dans son regard.
— Le problème, madame le Président, c’est que si vous insistez pour défendre la thèse des USA, je ne résisterai pas à la tentation de me mesurer à vous dans une affaire aussi juteuse… et le monde ne peut pas se permettre que nous soyons ainsi occupés tous les deux. (Large sourire.) En outre, l’ironie de la situation est presque insoutenable. Si vous êtes condamnée pour vous être illégalement emparée de biens japonais et français, votre souveraineté sera reconnue de facto. Vous vous retrouverez au banc des accusés pour prouver que vous êtes un pirate, et l’ONU s’efforcera de démontrer votre innocence.
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