Juste avant l’insurrection qui déclencha le départ des Américains, les USA ont tenté de remettre de l’ordre dans ce bidonville qu’ils trouvaient plutôt gênant pour leur image de marque ; pour supprimer les taudis qui avoisinaient avec leurs terrains de golf, leurs centres commerciaux et leurs complexes cinématographiques, ils ont recouvert l’île d’immeubles ultramodernes.
La révolution fut aussi violente que soudaine, et l’Amérique d’après le Flash n’avait ni le désir ni la volonté de maintenir une base si éloignée face à une opposition armée. Les yankees sont donc rentrés chez eux sans prévenir, et les vingt-cinq mille habitants du lotissement le plus isolé de la planète se sont subitement retrouvés sans ressources. Quelques semaines plus tard, ils étaient quasiment privés d’eau et d’électricité, à la merci des bandes armées, tantôt politiques et tantôt criminelles (simple question de financement), qui se sont empressées de se tailler des territoires et de les défendre farouchement.
Ces dernières années, Ebeye n’a cessé de faire les gros titres de la XV : on a parlé de cannibalisme, de fillettes formées à la prostitution et revendues par douzaines à des réseaux japonais, d’émeutes causées par la panne de l’unique usine de désalinisation de l’eau de mer, du siège d’un bâtiment par un syndicat du crime, de la vente de tissus prélevés de force sur les enfants et destinés aux cuves de transplantation…
Les forces onusiennes ont établi une tête de pont et la défendent contre les snipers afin que les indigènes puissent être évacués. La plupart des habitants d’Ebeye parlent l’anglais, et bien que l’immense majorité se méfie encore de ce que leur disent les Blancs, les réfugiés commencent à affluer par centaines – à en croire les rapports reçus par O’Hara, ce sont surtout des femmes et des jeunes filles, en majorité entièrement nues.
L’année dernière, la XV a évoqué un « Palais des plaisirs » où des Occidentaux et des Asiatiques triés sur le volet avaient la possibilité de se faire servir le dîner par de jeunes esclaves, qu’ils pouvaient ensuite violer et torturer jusqu’à plus soif. Alors qu’il préparait cette expédition, O’Hara a eu en main un rapport secret de l’ONU estimant qu’il y avait soixante-cinq chances sur cent pour que cette rumeur soit fondée.
Et pourtant, l’ONU n’est pas intervenue à l’époque. Le fait que des femmes soient transformées en bétail ne justifiait pas une intervention. On peut sans doute se permettre de les tuer au détail, se dit O’Hara, mais pas de les laisser se noyer en gros. Et peut-être que cette analogie n’est pas si bête… personne ne proteste contre les abattoirs, mais si dix mille vaches se noyaient…
Il chasse ces idées morbides de sa tête. Dès le début de sa carrière dans la marine, on lui a dit qu’il n’avait pas assez d’imagination et qu’il n’aimait guère son travail. Peut-être… il aurait préféré avoir la carrière de ce général américain, également nommé Marshall, célèbre pour avoir reconstruit l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Si O’Hara devenait dictateur, les journalistes n’apprécieraient guère ses méthodes, mais, nom de Dieu ! tout le monde aurait l’électricité et le tout-à-l’égout, les routes seraient en bon état, le chômage serait rare, et il n’y aurait ni meurtres, ni viols, ni vols.
S’il gamberge ainsi, c’est pour éviter de penser aux paras et aux marines coincés sur Ebeye où ils sont dans une situation évoquant à la fois l’Ulster, Sarajevo et Gallipoli. On compte un nouveau blessé toutes les deux heures, un nouveau jeune homme meurtri, parfois mourant, parfois mutilé à vie, le plus souvent condamné à d’atroces cauchemars pour le restant de ses jours, et tout ça pour que les forces onusiennes puissent forcer la porte des immeubles et en faire sortir les réfugiés.
O’Hara a rédigé un rapport qu’il a l’intention de rendre public – de toute façon, sa carrière est fichue – et duquel il ressort qu’avant son intervention la population d’Ebeye se composait de deux cents dirigeants de sexe masculin, de trois mille tueurs et contremaîtres de sexe également masculin et de plus de vingt mille esclaves de sexe féminin.
Il lui est de moins en moins possible de rester indifférent ; dans cinq minutes, il va prendre la décision qui l’enverra sans doute en cour martiale, et il veut réfléchir à ce qui l’a fait pencher, à la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Il y a deux heures de cela, un staticoptère du Brahma a déposé vingt commandos sur le toit de l’un des buildings d’Ebeye, la première vague d’une force ayant pour mission de s’emparer des étages supérieurs, de neutraliser les mitrailleurs qui s’y terraient et d’ouvrir la voie aux Anzacs qui achèveraient de nettoyer le bâtiment. Le staticoptère a été touché alors qu’il redécollait et son épave est tombée sur le toit, empêchant tout nouvel atterrissage et bloquant les soldats indiens. Ceux-ci ont néanmoins entamé la procédure convenue, neutralisant les premiers mitrailleurs, et peut-être auraient-ils achevé la tâche qui leur avait été confiée… sauf que le propriétaire du building, un seigneur de la guerre, a évacué ses hommes, a bloqué les issues de secours, a fait exploser les réservoirs d’eau et a mis le feu au bâtiment. Outre les commandos, plusieurs centaines d’esclaves ont péri brûlées dans leurs chambres fermées à clé, à moins qu’elles n’aient décidé de sauter dans le vide, et les soldats australiens et néo-zélandais qui se sont portés au secours de leurs camarades étaient cloués par des tirs d’armes lourdes venant des immeubles voisins et n’osaient pas ouvrir le feu sur leurs adversaires, ceux-ci s’abritant derrière des esclaves hurlant de terreur.
Il n’y a plus un seul être vivant dans le building, mais il continue de flamber comme une torche ; ce qui reste des commandos pris au piège se trouve quelque part dans cette colonne de flamme et de fumée qui se déploie sur fond de ciel nuageux.
Inutile d’attendre davantage. O’Hara rassemble ses subordonnés et leur communique ses ordres ; ceux-ci sont couchés par écrit et contresignés de sa main de sorte que, quoi qu’il arrive, il puisse en assumer la responsabilité pleine et entière.
Donnez à des soldats une mission purement militaire, et ils l’accompliront. Moins d’une demi-heure plus tard, au prix de la vie de deux cents otages, quatre bâtiments stratégiques sont aux mains de l’ONU, les mitrailleurs qui s’y trouvent sont pris au piège à leur tour et l’ONU a renversé le cours de la bataille. Moins d’une heure plus tard, l’île est pacifiée.
Les jeunes soldats australiens et néo-zélandais n’oublieront jamais les femmes qu’ils ont déchiquetées à coups de mitraillette afin d’atteindre les jeunes hommes hurlants auxquels elles servaient de boucliers humains.
À partir de ce moment, l’évacuation est vite engagée ; les ex-dirigeants de l’île ainsi que leurs hommes de main sont parqués dans un coin – sans doute accompagnés d’un certain nombre de prisonniers ou d’esclaves innocents, car les soldats se contentent de trier les adultes des enfants. O’Hara estime le pourcentage d’erreur à cinq pour cent – soit environ cent cinquante hommes sur trois mille. Mais il n’a plus envie de finasser.
Pendant ce temps, les femmes et les enfants sont embarqués sur les barges en quatrième vitesse. Sans doute se trouve-t-il parmi eux quelques contremaîtres de sexe féminin, mais elles doivent être rares et il n’est pas impossible que leurs victimes décident de se faire justice elles-mêmes une fois à bord.
C’est avec une satisfaction croissante qu’O’Hara accueille les rapports qui lui parviennent ; lorsque le colonel Park lui apprend que les marines ont réussi à pacifier l’île de Majuro et à entamer son évacuation, le plaisir qu’il éprouve pâlit à côté de celui que lui inspire la conquête d’Ebeye. Il commence à faire tourner les caméras placées sur celle-ci.
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