Quoi qu’il en soit, il lui faudra un bon moment pour rallier 2026RU, et comme la comète est trop éloignée (un peu plus de 56 UA) pour qu’il puisse se faire une idée précise du travail qui l’attend, il lui faudra également improviser une fois sur place. Il a mis quelque temps à trouver la méthode idéale pour faire vite ; et même en forçant l’allure, il ne sera pas de retour avant juin 2029, et Dieu seul sait dans quel état sera la Terre à ce moment-là.
Pour une fois, Berlina Jameson se sent reposée et, vu l’importance de son enquête du moment, cela tient quasiment du miracle. Quand Harris Diem et Diogenes Callare lui ont proposé leur aide – bien que ses révélations sur les agissements du colonel Tynan risquent de déclencher un scandale à l’échelle mondiale –, elle s’était dit qu’ils étaient tous deux des fonctionnaires consciencieux et soucieux du bien public.
Et peut-être était-ce là leur seule motivation. Peut-être avaient-ils conscience de l’influence acquise par Klieg à la fois à l’Assemblée générale des Nations unies et dans les couloirs du Capitole. Peut-être que Rivera et Hardshaw souhaitaient seulement lui donner une leçon.
Mais vu ses découvertes récentes, elle commence à se demander si elle n’a pas été manipulée. Il lui a fallu plusieurs heures de veille pour explorer une foule d’enregistrements audio et vidéo et une montagne d’archives. Lorsqu’elle a fini par reconstituer la vérité, elle s’est rendu compte qu’elle était trop épuisée pour la révéler au public, si bien qu’elle s’est donné une journée de répit avant de peaufiner sa présentation.
Et la voici impeccablement coiffée, maquillée, pomponnée, debout devant le mur blanc de sa chambre d’hôtel de Richmond (elle a pris soin de graisser la patte du personnel pour ne pas être dérangée), qui dicte la conclusion de son enquête.
— Ainsi s’achève cette édition de Reniflements. Vous avez tout le loisir d’explorer les ramifications tentaculaires de la puissance occulte qui a nom GateTech. L’influence de John Klieg imprègne les institutions nationales et internationales à leur plus haut niveau de décision ; il a sous ses ordres des ambassadeurs auprès de l’ONU dont vous payez peut-être le salaire ; pour obtenir le monopole du lancement de satellites, à un moment critique où la planète a désespérément besoin de la maîtrise de l’espace, il s’est livré à des manœuvres dont le but n’est pas seulement de lui apporter des profits justifiés mais aussi de torpiller tous ses concurrents.
» Et cela ne représente que la partie émergée de l’iceberg. Nous sommes en droit de nous poser les questions suivantes : quelle est la nature des liens unissant Klieg et le gouvernement sibérien ? Quelle alliance a-t-il conclue avec Hassan, ce pourvoyeur de drogue et de mercenaires bien connu, et avec les forces armées sibériennes restées fidèles à Omar Abdulkashim, le dictateur qui – je vous le rappelle – a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international ? De toute évidence, Klieg ne se contente pas de faire chanter l’ONU mais il aide activement ses ennemis jurés – tout en empêchant son propre gouvernement d’enquêter sur ses agissements.
» Et si Klieg devenait un jour le dictateur de la planète, ou l’éminence grise de l’ONU et des grandes puissances… quel programme nous propose-t-il en dehors de son désir d’enrichissement personnel ? Vous avez entendu certaines de ses déclarations, desquelles il ressort que le monde présente à ses yeux le défaut de ne pas être « normal », ou encore « sain »… bref, de ne pas ressembler à l’idée que s’en fait la classe moyenne blanche du Wisconsin. Et croyez-moi, je n’ai fait qu’effleurer le sujet. Cet homme fait preuve d’une imagination et d’une tolérance également limitées… et dispose d’un pouvoir quasiment illimité.
Elle s’arrête là, puis se repasse l’enregistrement, en achève le montage et le télécharge. Le moment est venu de repartir pour le sud – elle a interviewé un bon nombre de réfugiés de la Première Vague, des gens ayant fui les côtes du golfe du Mexique pour s’établir dans le Montana, le Wyoming et le Colorado. La majorité d’entre eux se sont retroussé les manches et sont occupés à construire des routes et des habitations en prévision des prochaines vagues ; pour des réfugiés, ils font preuve d’un optimisme remarquable.
Quelques-uns des ouragans de la série Clem 200 attaquent déjà les côtes, et on envisagerait d’évacuer le Duc. Une fois en route pour Denver, elle appelle Di Callare, qui organise aussitôt une téléconférence à trois avec Harris Diem. Celui-ci semble ravi.
— Je pense que vous n’avez pas conscience de votre réussite, Ms. Jameson, déclare-t-il. Et je dois avouer que j’étais initialement opposé à votre initiative. J’ai toujours été d’avis que le secret était la meilleure politique dans un cas de figure comme celui-ci. Mais vous avez instillé dans la population un état d’esprit favorable à une perspective globale intelligente… et vous vous êtes si bien débrouillée que je vous donne gagnante contre Klieg.
— Je ne me considère pas comme son adversaire…
Elle ne proteste que faiblement, car un journaliste doit se montrer avant tout objectif, mais elle est bien obligée d’admettre que Diem a en partie raison.
— Je comprends, reprend-il. Et je respecte votre souci d’objectivité. Celui-ci est sans doute fondé de votre point de vue. Néanmoins, vous l’avez bel et bien coincé, comme disait mon patron dans l’Idaho. GateTech a fondé son existence sur l’obligation que nous avons de respecter les lois – et par conséquent, elle assure à sa manière le maintien de l’ordre public. Mais quand un homme consacre toute sa carrière à bloquer le maximum de projets productifs… eh bien, tout ce que je peux dire, c’est qu’il a bien choisi son nouveau siège social. Cela m’étonnerait qu’il puisse prochainement revenir sur le sol américain, ni y opérer par l’intermédiaire d’une quelconque filiale. Il est bel et bien hors jeu… même si ses fameux ballons vont sûrement le rendre riche. En termes de pouvoir, il n’existe plus.
Berlina a écouté ces propos avec attention, se demandant si Diem ne cherche pas à la flatter pour s’assurer sa future coopération. Il lui est impossible de le déterminer, mais sans doute est-ce uniquement parce qu’il est trop fort pour elle.
Ils bavardent encore quelques instants, puis Diem prend congé et elle se retrouve en tête à tête avec Callare.
— Nous allons bientôt partir, explique-t-il. Lori aura pris les dispositions nécessaires avant quinze jours – apparemment, les ouragans qui vont frapper la côte est seront assez violents, mais nous avons encore un certain répit avant la venue du Big One.
— Le Big One ? Je croyais que Clem…
— Jusqu’ici, on n’a observé aucun cyclone de la taille de Clem dans l’Atlantique. Pour cela, il faudrait une période d’incubation en eaux chaudes de deux semaines, ou la présence d’un œil de belle taille dans le style Clem 2… pardon, je veux dire Clem 200. En outre, les ouragans présents dans les Antilles se disputent à la fois l’énergie et les vents disponibles. Quand Clem 200 a franchi l’isthme de Tehuantepec, on pensait qu’on était foutus, mais il s’est mis à tourner en rond et a engendré des yeux en si grand nombre que leur croissance a été limitée. Avec un peu de chance, nous n’aurons à encaisser que quatre ou cinq ouragans majeurs, dont Clem 200 lui-même qui n’a jamais retrouvé la puissance qu’il avait avant de frapper le Mexique.
Berlina ne peut s’empêcher de frémir.
— Mais une telle profusion d’ouragans…
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