— Ce n’est pas un phénomène totalement inconnu. Et la plupart d’entre eux suivront le Gulf Stream et les courants directeurs, qui les éloigneront des côtes américaines. Nous aurons droit à de belles tempêtes, nous aurons à déplorer des pertes en vies humaines, c’est entendu – mais nous échapperons au type de catastrophe qui nous serait garanti par la présence d’un super-ouragan dans les Antilles. Les courants directeurs seraient impuissants à éloigner un tel cyclone de nos côtes.
Berlina hoche la tête.
— Je commence à comprendre. Les ouragans dont vous parlez vont-ils arriver jusqu’en Europe ?
— Possible. La température des eaux de l’Atlantique nord diminue à mesure qu’on se rapproche du pôle, alors peut-être n’y résisteront-ils pas. Mais il suffirait que l’un d’eux prenne la bonne trajectoire pour se retrouver en Europe, et vu la quantité de cyclones en présence…
Un voyant apparaît sur l’écran, et ils acceptent l’appel au même instant ; on les a contactés tous les deux, mais ils n’ont pas le temps de se rendre compte de ce détail que Harris Diem est déjà revenu.
— Alors, dit-il, vous êtes au courant ?
Berlina répond par la négative, Di secoue la tête.
— Félicitations, Ms. Jameson.
Diem a un sourire sardonique, mais ses yeux demeurent inexpressifs.
— Aujourd’hui, poursuit-il, vous êtes entrée deux fois dans les livres d’histoire. Il semble que la nouvelle édition de Reniflements ait déclenché la Seconde Émeute globale.
La Première Émeute globale a éclaté à Islamabad et à Seattle. Personne ne saura où a débuté la seconde.
Mais Reniflements en est très certainement le catalyseur ; la moitié au moins des premières démonstrations de violence est causée, directement ou indirectement, par les révélations de Berlina Jameson sur les activités de Klieg, son influence et ses liens avec le crime organisé et le régime d’Abdulkashim.
Quaz, le mauvais garçon de Passionet à la réputation usurpée d’intellectuel, se trouve à Oran. Il a passé la journée à errer dans les ruelles poussiéreuses, absorbant la couleur locale et s’efforçant de ne pas trop penser au lendemain – il a reçu l’autorisation d’interroger par surprise des témoins capitaux. Il ignore que si ces témoins ont accepté de lui parler, c’est parce que la police les a épargnés en échange de la collaboration active des détectives de Passionet. La chaîne est l’outil préféré des autorités du tiers-monde pour la lutte contre le crime organisé, à condition que celui-ci soit du genre spectaculaire.
Le problème, c’est que Quaz est suffisamment malin pour apprécier l’ironie de la situation mais pas assez pour en faire abstraction. Il a déjà dû simuler des problèmes techniques pour expliquer la raison pour laquelle il connaissait déjà le scénario des épisodes à venir. Il fait montre d’une véritable fascination pour le fonctionnement de la chaîne et d’un intérêt trop marqué pour les détectives employés par celle-ci (ce sont des types gris, anonymes, à la voix douce et aux manières policées, tout le contraire de l’image de voyou décadent et intello qu’il aime à cultiver).
Bref, il oublie souvent que les branchés exigent avant tout du réalisme et qu’il doit apprendre à se maîtriser. Personne n’est intéressé par le boulot des véritables détectives, qui passent la majeure partie de leur temps à interroger les gens et à concevoir des datarats, les envoyant dans le net pour repérer les liens entre capitalisme et crime organisé.
Ces activités inspirent parfois des dialogues prenants, et quand la chaîne en donne un bref aperçu, imprégné d’une bonne dose de lassitude, les branchés ont l’impression d’avoir passé la nuit en planque devant le repaire d’un escroc, mais on se fait vite chier à regarder un type qui en interroge un autre ou qui pianote sur un clavier. Surtout quand ça dure autant que dans la réalité.
Mais Quaz est un passionné. Il refuse obstinément de comprendre qu’on ne le paie pas pour être un journaliste, encore moins pour jouer au détective. La façon dont son visage et son ventre ont été sculptés façon Adonis aurait dû pourtant lui ouvrir les yeux…
La personne qui se fait ces réflexions s’appelle Dennis Ysabel-Garcia, c’est le garde du corps affecté à Quaz et il suit celui-ci à trente mètres de distance tout en surveillant ses pensées grâce à un canal local. Le soir va bientôt tomber, Dennis commence à s’emmerder ferme, il a le corps couvert de sueur et les vêtements maculés de poussière. Il aurait préféré assurer la protection de quelqu’un d’autre – Rock et Synthi Venture sont toujours courtois et ne prennent jamais d’initiatives ; même Surface O’Malley, la petite nouvelle pourtant un tantinet exubérante, obéit le plus souvent aux instructions.
Il n’est guère surpris lorsqu’il entend des coups de feu et voit Quaz foncer dans la direction d’où ils proviennent, au mépris des instructions de l’antenne d’Oran. Dennis se lance à sa poursuite, débouche dans une étroite ruelle qui lui semble dangereuse, longe un pâté de maisons…
La manifestation qui se déroule devant la mosquée semble avoir été organisée par un de ces groupes intégristes prêts à réagir au moindre scandale frappant un quelconque dirigeant du monde arabe. Les manifestants étaient en train de brûler des photos de l’ambassadeur d’Algérie auprès de l’ONU, un des complices de Klieg ; ils sont tombés sur des partisans d’Abdulkashim bien décidés à dénoncer les mensonges des médias occidentaux. Par la suite, personne ne saura dire comment les deux groupes en sont venus à l’affrontement direct ; on supposera que la seule présence de deux manifestations différentes sur la même place a suffi à mettre le feu aux poudres.
— C’est le premier flic arrivé sur les lieux qui a tiré les premiers coups de feu, murmure le contrôleur à l’esprit de Dennis. Je crois qu’il a tiré en l’air pour calmer la foule. Puis quelqu’un l’a descendu. À présent, la moitié des manifestants tente de fuir le massacre pendant que l’autre moitié commence à se livrer au pillage. Et que fait donc notre bellâtre ? On n’arrête pas de lui dire de foutre le camp.
Dennis jauge la situation, puis fonce en direction de Quaz qui, se croyant invulnérable comme à son habitude, s’efforce d’interviewer les manifestants à sa portée. Comme aucun d’eux ne parle anglais, il lève la voix et se met à agiter les bras.
Dennis a réussi à traverser la moitié de la place lorsqu’un excité tire sur Quaz avec un Self-Defender, un de ces pistolets jetables à vingt dollars qu’on trouve dans toutes les épiceries américaines. Le projectile est minuscule – une flèche d’uranium aussi grosse qu’une tête d’épingle –, mais il est propulsé avec une force dix fois supérieure à celle d’un antique .357 Magnum et rebondit sur la paroi abdominale, si bien que l’onde de choc expulse les tripes de Quaz par la plaie ouverte dans son dos.
Pendant les six minutes que dure son agonie, et tandis qu’il écrase de sa masse ses intestins en sang, plus de soixante millions de branchés zappent sur Passionet, alertés par cent mille programmes de recherche paramétrés pour repérer le sang. Paralysés par l’atroce douleur de la star, ils savourent l’odeur de la poudre et le bruit des coups de feu (ceux-ci sont le fait de Dennis, qui tente de protéger Quaz de la foule qui le piétine – lui-même est déchiqueté par une rafale de mitraillette et meurt une seconde avant Quaz, de sorte que la dernière vision des branchés est celle d’une masse tombant sur leur idole et occultant son champ visuel).
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