— Alors ? demanda-t-il.
— Suicide par crime temporel, lui dis-je. Capistrano vient d’assassiner son arrière-grand-mère avant de retourner dans le temps actuel.
— Ce fils de pute ! Pourquoi devons-nous travailler avec des timbrés pareils ?
Je n’ai pas jugé bon de me fatiguer à lui dire que ses obscénités étaient déplacées.
— Il a aussi plaqué une bande de touristes dans les environs, ajoutai-je. C’est pour ça que je vous ai appelé.
Van Dam cracha soigneusement.
— Ce fils de pute ! répéta-t-il. D’accord, je m’en occupe.
Il disparut de ma chambre.
J’étais malade en pensant à la façon stupide dont cette vie précieuse avait été perdue. Je pensais au charme de Capistrano, à sa grâce, sa sensibilité : tout cela avait été gaspillé parce qu’il s’était tué lui-même dans un pitoyable moment d’ivresse. Je ne me suis pas mis à pleurer, mais j’avais envie de donner des coups dans les meubles, ce que j’ai fait. Le bruit réveilla Miss Pistil, qui poussa une petite exclamation et demanda :
— Nous sommes attaqués ?
— Vous, oui, lui répondis-je, et pour apaiser mon angoisse et ma colère, je me suis laissé tomber sur son lit et me suis glissé en elle.
Elle fut un peu étonnée, mais coopéra dès qu’elle eut compris ce qui se passait. Ce fut terminé pour moi en trente secondes et je l’ai quittée, haletante, laissant Bilbo Gostaman prendre ma suite. Toujours de mauvaise humeur, je réveillai l’aubergiste et lui demandai son meilleur vin. J’ai bu jusqu’à me trouver dans un brouillard d’hébétude.
Beaucoup plus tard, j’appris que mes craintes avaient été sans objet. Ce salaud de Capistrano avait changé d’avis à la dernière minute. Au lieu de sauter en 2059 et de s’annihiler, il s’était accroché à l’invulnérabilité que lui procurait le Déplacement Transitoire et était resté sur la ligne, en 1600, où il avait épousé la fille d’un pacha turc et lui avait donné trois enfants. La Patrouille Temporelle ne réussit à le retrouver qu’en 1607, où elle l’arrêta pour crimes temporels, le ramena en 2060 et le condamna à mort. Il disparut donc, mais pas d’une manière très héroïque. La Patrouille dut également empêcher le meurtre de l’arrière-grand-mère de Capistrano, son mariage avec la fille du pacha, effacer ses trois enfants de la ligne, et elle dut aussi retrouver ses touristes et les secourir, ce qui finalement créa beaucoup d’ennuis à tout le monde. « Si quelqu’un veut se suicider, déclara Van Dam, pourquoi diable ne peut-il pas se contenter d’avaler un poison et de faciliter les choses aux autres ? » Je dus reconnaître qu’il avait raison. De toute ma vie, ce fut la seule fois où la Patrouille Temporelle et moi avons pensé la même chose.
Toute cette histoire au sujet de Capistrano et l’ambiance déplaisante qui régnait dans le groupe de touristes que je guidais se combinèrent pour me plonger dans les abîmes de la mélancolie.
Je conduisis mes touristes d’une époque à l’autre, mais le cœur n’y était pas. Et finalement, vers le milieu de la deuxième semaine, quand nous sommes arrivés en 1204, j’ai su que j’allais commettre une bêtise catastrophique.
Je leur débitai obstinément les précisions historiques habituelles.
— L’ancien esprit des croisés est renaissant, dis-je en lançant des regards menaçants à Bilbo, qui se remettait à caresser Miss Pistil, et à Sauerabend, qui rêvait visiblement des petits seins de Palmyra Gostaman. Jérusalem, dont les croisés s’étaient emparés il y a un siècle, a été reconquise par les Sarrasins, mais plusieurs dynasties de croisés contrôlent encore la plupart des côtes méditerranéennes de la Terre sainte. Actuellement, les Arabes se battent entre eux et en 1199, le pape Innocent III a lancé un appel pour organiser une nouvelle croisade.
Je leur expliquai comment les divers barons avaient répondu au pape.
Je leur dis que les croisés ne voulaient pas faire le voyage traditionnel à travers toute l’Europe et redescendre en Syrie par l’Asie Mineure. Ils préféraient passer par la mer et débarquer dans un des ports palestiniens.
Je leur expliquai aussi pourquoi ils s’adressèrent en 1202 à Venise, la principale puissance navale européenne de l’époque, afin de se faire transporter jusqu’en Asie.
Je leur précisai les termes par lesquels le vieux et rusé doge Enrico Dandolo accepta de fournir les navires.
— Dandolo, dis-je, s’engagea à assurer le transport de quatre mille cinq cents chevaliers avec leurs chevaux, de neuf mille écuyers et de vingt mille fantassins, et à leur procurer de la nourriture pour neuf mois. Il proposa d’envoyer cinquante vaisseaux armés pour escorter le convoi. Il demanda pour ses services 85 000 marcs d’argent, soit environ vingt millions de dollars en monnaie actuelle. Plus la moitié des territoires ou des trésors que les croisés gagneraient.
Je leur dis pourquoi les croisés acceptèrent ce prix très élevé, pensant rouler le vieux doge aveugle.
Je leur dis comment ce vieux doge aveugle, après avoir enfermé les croisés dans Venise, leur serra la gorge jusqu’à ce qu’ils eussent payé tout ce qu’ils lui devaient.
Je leur dis comment le vénérable monstre prit le contrôle de la croisade et donna le signal du départ, le lundi de Pâques 1203 – non pas en direction de la Terre sainte, mais de Constantinople.
— Byzance, déclarai-je, est la grande rivale maritime de Venise. Dandolo se moque parfaitement de Jérusalem, mais désire ardemment contrôler Constantinople.
Je leur expliquai l’évolution des dynasties. Celle des Comnènes avait mal fini. À la mort de Manuel II en 1180, son successeur fut son jeune fils Alexis II, rapidement assassiné par le cousin amoral de son père, Andronic. Mais Andronic le dépravé fut tué lui-même d’une manière particulièrement horrible par la foule enragée, après avoir régné en despote durant plusieurs années. En 1185, Isaac Ange arriva sur le trône : c’était, par sa mère, un petit-fils prétentieux et déjà âgé d’Alexis I er. Isaac régna durant dix années hasardeuses avant d’être détrôné, aveuglé et emprisonné par son frère, qui devint l’empereur Alexis III.
— Alexis III est toujours au pouvoir, dis-je, et Isaac Ange toujours en prison. Mais le fils d’Isaac, qui se nomme également Alexis, s’est évadé et se trouve à Venise. Il a promis à Dandolo une forte somme d’argent si celui-ci rendait le trône à son père. Aussi Dandolo part-il pour Byzance afin de renverser Alexis III et de faire d’Isaac une marionnette impériale.
Ils ne comprirent pas toute la complexité de cette affaire. Ça m’était égal. Ils se feraient une idée en voyant comment les choses se dérouleraient.
Je leur montrai l’arrivée de la quatrième croisade à Constantinople, à la fin du mois de juin 1203. Je leur ai laissé voir comment Dandolo dirigea la prise de Scrutari, le faubourg de Constantinople sur le côté asiatique du Bosphore. Je leur fis remarquer que l’entrée du port de Constantinople était gardée par une grande tour et par vingt navires byzantins, et qu’elle était bloquée par une énorme chaîne de fer. Je leur ai fait observer la scène durant laquelle les marins vénitiens attaquèrent et s’emparèrent des vaisseaux byzantins pendant qu’un des navires de Dandolo, équipé d’énormes cisailles en acier, coupait la chaîne et ouvrait la Corne d’Or aux envahisseurs. Je leur ai demandé de regarder cet être surhumain qu’était Dandolo, âgé de quatre-vingt-dix ans, conduire lui-même les attaquants sous les remparts de Constantinople.
— Jamais encore des envahisseurs n’avaient réussi à pénétrer dans cette ville, dis-je.
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