Et il y eut en plus Capistrano, que je rencontrai par hasard en 1097 pendant que les croisés de Bohémond pénétraient dans Constantinople. Il se montra au moment où j’observais la scène avec Marge Hefferin. Je voulais voir si ma correction du passé était bien permanente.
Cette fois-là, j’avais groupé mes clients de l’autre côté de la rue. Oui, j’étais bien là ; il y avait Marge Hefferin, qui brûlait de passion pour Bohémond, et le reste du groupe. Les croisés défilèrent devant nous ; l’attente me faisait presque trembler. Me verrais-je sauver Marge ? Ou verrais-je Marge se précipiter vers Bohémond et se faire couper en deux ? Ou bien une troisième solution se présenterait-elle ? L’instabilité, la fluidité du fleuve temporel, c’était cela qui me terrifiait.
Bohémond s’approcha. Marge dégrafa sa tunique. Ses gros seins blancs apparurent. Elle se dressa et se prépara à s’avancer dans la rue. Mais un second Jud Elliott se matérialisa juste derrière elle, venu de nulle part. J’aperçus l’air stupéfait de Marge quand les doigts d’acier de mon alter ego se refermèrent sur sa croupe et que mon autre main vint saisir le sein découvert. Je vis Marge se tortiller, se débattre, puis se calmer ; et tandis que Bohémond s’éloignait, je me vis disparaître, ne laissant que deux autres moi-même, un de chaque côté de l’avenue.
Le soulagement me submergea. Et pourtant, c’était embêtant, car je savais que ma correction était maintenant gravée sur la ligne temporelle et que n’importe qui pouvait la remarquer. Un Patrouilleur Temporel en mission de surveillance pouvait par exemple constater le bref dédoublement d’un Guide et se demander ce qui se passait. À n’importe quel moment des millions de millénaires à venir, la Patrouille Temporelle pouvait vérifier cette scène – et alors, même si ma correction n’était découverte qu’en l’an 8 000 000 000 008, on me demanderait de répondre de cette altération illégale d’un fait réel. Une main se poserait sur mon épaule, une voix prononcerait mon nom…
Je sentis une main sur mon épaule. Une voix prononça mon nom.
Je fis demi-tour.
— Capistrano !
— Bien sûr, Capistrano. Tu attendais quelqu’un d’autre ?
— Je… Je… Tu m’as surpris, c’est tout.
Je tremblais. Mes genoux étaient en coton.
J’étais tellement choqué qu’il me fallut plusieurs secondes avant de réaliser à quel point Capistrano avait mauvaise mine.
Il paraissait fatigué, hagard ; sa chevelure noire et brillante était maintenant grisonnante et plaquée ; il avait maigri et semblait avoir vingt ans de plus que le Capistrano que je connaissais. Je sentis le paradoxe de la discontinuité et avec lui vint la peur que j’éprouvais toujours en étant confronté à quelqu’un de mon propre futur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demandai-je.
— Je m’effondre, je tombe en morceaux. Regarde, voilà mon groupe. Il me montra une bande de voyageurs temporels qui regardait les croisés avec beaucoup d’intérêt. Je ne peux plus rester avec eux. Ils me rendent malade. Tout m’écœure. C’est la fin pour moi, Jud, vraiment la fin.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je ne peux pas t’en parler ici. Où te trouves-tu ce soir ?
— Je reste ici, en 1097. À l’auberge près de la Corne d’Or.
— Je t’y retrouverai à minuit, dit Capistrano, et il me saisit le bras durant un instant. C’est la fin, Elliott. Vraiment la fin. Que Dieu ait pitié de mon âme !
Capistrano apparut dans l’auberge juste avant minuit. Il portait sous son manteau une bouteille, qu’il déboucha et me tendit.
— C’est du cognac, dit-il. Il date de 1825, mis en bouteille en 1775. Je viens d’aller le chercher.
J’en pris une gorgée. Capistrano se laissa tomber sur le sol. Il semblait dans un état épouvantable : vieux, épuisé, décharné. Il prit le cognac et en avala une longue gorgée.
— Avant que tu ne dises quoi que ce soit, lui déclarai-je, je voudrais savoir quelle est ta base de temps actuel. La discontinuité m’épouvante.
— Il n’y a pas de discontinuité.
— Il n’y en a pas ?
— Ma base est décembre 2059. La même que la tienne.
— Impossible !
— Impossible ? répéta-t-il. Comment peux-tu dire ça ?
— La dernière fois que je t’ai vu, tu n’avais même pas quarante ans. Et maintenant, tu en as facilement plus de cinquante. N’essaie pas de me tromper, Capistrano. Ta base se situe vers 2070, pas vrai ? Et si oui, ne me dis rien des années qui m’attendent !
— Ma base est 2059, dit Capistrano d’une voix rauque.
Je compris en entendant sa voix pâteuse que cette bouteille de cognac n’était pas la première qu’il ouvrait ce soir-là.
— Je ne suis pas plus âgé maintenant que je ne dois l’être, du moins pour toi, ajouta-t-il. L’ennui est que je suis un homme mort.
— Je ne comprends pas.
— Le mois dernier, je t’ai parlé de mon arrière-grand-mère, non ? Celle qui est Turque.
— Oui, en effet.
— Ce matin, j’ai redescendu la ligne jusqu’à l’Istanbul de 1955. Mon arrière-grand-mère avait alors dix-sept ans et n’était pas encore mariée. Dans un moment de désespoir, je l’ai étranglée et précipitée dans le Bosphore. C’était la nuit et il pleuvait ; personne ne nous a vus. Je suis mort, Elliott. Mort !
— Non, Capistrano !
— Je t’avais dit que lorsque l’heure serait venue, je partirais de cette manière. En tuant une garce turque – c’est elle qui a trompé mon arrière-grand-père et l’a forcé à faire ce mariage honteux. Et je suis fini, moi aussi. Dès que je retournerai dans le temps actuel, je cesserai d’avoir jamais existé. Que dois-je faire, Elliott ? C’est à toi de me le dire. Dois-je redescendre jusqu’au bout de la ligne et mettre un terme à cette comédie ?
Tout en sueur, je lui dis après avoir avalé une grande gorgée de cognac :
— Donne-moi la date exacte de ton étape en 1955. Je vais redescendre la ligne et t’empêcher de lui faire du mal.
— Tu ne feras pas ça.
— Alors, c’est toi qui t’en chargeras. Retourne au bon moment et sauve-la, Capistrano !
Il me regarda d’un air triste.
— Pour quoi faire ? Je la tuerai à nouveau. Tôt ou tard. Je le dois. C’est mon destin. Je vais redescendre, maintenant. Tu t’occuperas de mes clients ?
— J’ai déjà un groupe, lui rappelai-je.
— Bien sûr, Bien sûr. Tu ne peux pas en surveiller davantage. Assure-toi seulement que les miens seront pris en charge. Je dois partir… Je le dois…
Sa main glissa sur son chrono.
— Capis…
Il saisit la bouteille de cognac en disparaissant.
Parti ! Évanoui ! Ayant réalisé un suicide par crime temporel. Effacé des pages de l’histoire. Je ne savais plus quoi faire. Supposons que je retourne en 1955 pour l’empêcher d’assassiner son arrière-grand-mère. Il serait déjà une non-personne dans le temps actuel ; pourrais-je lui rendre la vie rétroactivement ? Comment le paradoxe du Déplacement Transitoire fonctionnerait-il dans ce cas ? Je n’en savais rien. Je voulais faire ce qui serait le mieux pour Capistrano ; je devais également penser à ses touristes abandonnés.
Je ruminai là-dessus pendant une heure. J’en arrivai finalement à une conclusion peu romantique, mais raisonnable : ce n’est pas mon affaire, décidai-je, et je ferais mieux d’appeler la Patrouille Temporelle. À regret, je touchai le bouton d’alarme placé sur mon chrono.
Un Patrouilleur se matérialisa aussitôt. Dave Van Dam, ce malappris que j’avais rencontré le jour de mon arrivée à Istanbul.
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