Je le suivis comme dans un rêve, autant touriste que nos huit clients. Capistrano fit tout le travail. Il nous parla d’une manière peu convaincue mais compréhensible des bâtiments de marbre qui se trouvaient devant nous et qui constituaient l’ébauche du Grand Palais. Je ne réussis pas à concilier ce que je voyais avec les plans que j’avais mémorisés à Harvard ; mais, bien sûr, la Constantinople que j’avais étudiée était la ville post justinienne, plus récente et plus grande, et je ne voyais maintenant que le germe de cette cité. Nous avons tourné, quittant les palais pour pénétrer dans un quartier résidentiel, où les maisons des riches, aux façades blanches entourées d’une cour, côtoyaient en désordre les cabanes aux toits de jonc des pauvres. Nous avons ensuite débouché dans la rue Mésè, la grande rue des processions, bordée de boutiques aux devantures en arcades et décorée ce jour-là, en l’honneur du baptême du prince, de tapisseries de soie ornées de fils d’or.
Tous les citoyens de Byzance étaient là, coude contre coude, remplissant la rue en attendant la grande parade. Les marchands avaient du travail ; nous sentions le jambon grillé et le mouton rôti, et nous pouvions voir des étals couverts de fromages, de noix, de fruits étranges. Une des Allemandes déclara qu’elle avait faim ; Capistrano se mit à rire et acheta des brochettes d’agneau pour tout le monde, qu’il paya avec de brillantes pièces de cuivre valant une fortune pour un numismate. Un borgne nous vendit du vin, nous laissant boire à la louche dans une grande amphore fraîche. Dès qu’il devint évident aux autres colporteurs des environs que nous étions des clients potentiels, ils s’empressèrent autour de nous par douzaines, nous offrant des souvenirs, des sucreries, des œufs durs paraissant plutôt vieux, des bols de noix salées, des plateaux contenant divers organes d’animaux, entre autres des yeux et des couilles. C’était la vérité, le véritable passé archaïque ; ce déploiement de marchandises bizarres et le relent de sueur et d’ail provenant de la foule des vendeurs nous prouvaient que nous étions bien loin de 2059.
— Étrangers ? demanda un barbu qui vendait de petites lampes à huile en argile. D’où êtes-vous ? De Chypre ? D’Égypte ?
— D’Espagne, répondit Capistrano.
L’homme aux lampes nous regarda d’un air sidéré, comme si nous avions déclaré que nous venions de Mars.
— D’Espagne, répéta-t-il. D’Espagne ! Magnifique ! Faire un si long voyage pour voir notre ville…
Il détailla notre groupe, faisant un rapide inventaire et s’arrêtant sur la blonde Clotilde à la poitrine imposante, la plus voluptueuse de nos deux enseignantes allemandes.
— Votre esclave est Saxonne ? me demanda-t-il, tâtant la marchandise à travers la robe lâche de Clotilde. Ah, très bien ! Vous êtes un homme de goût !
Clotilde s’exclama et repoussa la main de sa cuisse. Capistrano saisit froidement l’homme et le poussa contre le mur d’une boutique avec une telle rudesse qu’une douzaine de ses lampes à huile tombèrent sur le pavé et se brisèrent. Le vendeur fit un clin d’œil, mais Capistrano lui murmura une menace et lui lança un regard terrible.
— Je ne voulais pas faire de mal, protesta le vendeur. Je croyais que c’était une esclave !
Il balbutia une brève excuse et s’en alla en boitillant. Clotilde tremblait – il était difficile de dire si elle était offensée ou excitée. Lise, sa compagne, semblait un peu jalouse. Aucun marchand ambulant de Byzance n’avait jamais caressé sa peau nue !
Capistrano cracha.
— Cela aurait pu nous attirer des ennuis. Nous devons rester toujours sur nos gardes ; un pinçon innocent peut rapidement se transformer en complications et en catastrophe.
Les colporteurs s’écartèrent. Nous pûmes nous placer presque sur le devant de la foule, face à la rue. J’eus l’impression que beaucoup de visages parmi l’assistance n’étaient pas byzantins, et je me suis demandé si c’étaient les visages des voyageurs temporels. Le moment arrive, pensai-je, où nous autres du bout de la ligne allons encombrer le passé jusqu’à l’étouffer complètement. Nous allons bonder nos anciens jours et repousser nos propres ancêtres.
— Les voilà ! crièrent un millier de voix.
Des trompettes sonnèrent sur plusieurs notes différentes. Dans le lointain apparut une procession de nobles, bien rasés, les cheveux courts, à la mode romaine, car c’était autant une ville romaine qu’une ville grecque. Tous étaient vêtus de soie blanche – importée à grands frais de Chine par caravanes, murmura Capistrano ; les Byzantins n’avaient pas encore dérobé le secret de la fabrication de la soie – et le soleil de fin d’après-midi, frappant les splendides robes sous un angle assez ouvert, donnait à la procession un tel éclat que même Capistrano, qui l’avait déjà vue auparavant, sembla ému. Lentement, très lentement, les hauts dignitaires s’avançaient.
— On dirait des flocons de neige, murmura un homme derrière moi. Des flocons de neige qui dansent !
Il fallut presque une heure à ces hauts personnages pour passer. Le crépuscule arriva. Après les prêtres et les ducs de Byzance s’avancèrent les troupes impériales, portant des chandelles allumées dont les flammes frémissaient comme une infinité d’étoiles dans la pénombre qui s’obscurcissait. Puis vinrent d’autres prêtres, tenant des médaillons et des icônes ; puis un prince de sang royal, portant l’enfant dodu et babillard qui deviendrait le puissant empereur Théodose II ; puis vint l’empereur régnant lui-même, Arcadius, revêtu de la pourpre impériale. L’empereur de Byzance ! Je me suis répété cela un millier de fois. Moi, Judson Daniel Elliott III, j’étais la tête nue sous le ciel de Byzance, ici, en l’an 408, tandis que l’empereur de Byzance passait devant moi en grande tenue ! Bien que ce monarque ne fût que le frivole Arcadius, l’insignifiante liaison entre les deux Théodose, j’étais tremblant. Je vacillais. Le pavé se mit à onduler sous mes pieds. « Vous êtes malade ? », me souffla Clotilde d’une voix inquiète. Je pris une profonde inspiration et priai l’univers de se tenir tranquille. J’étais sidéré ; et rien que par Arcadius. Que se serait-il passé s’il s’était agi de Justinien ? De Constantin ? d’Alexis ?
Vous savez ce que c’est. J’ai finalement vu tous ces grands hommes. Mais à ce moment, j’avais déjà observé trop de choses en haut de la ligne, et si je fus impressionné, ce ne fut pas au point d’être saisi de stupeur. De Justinien, mon souvenir le plus clair est qu’il reniflait ; mais quand je pense à Arcadius, j’entends des trompettes et je vois frémir des étoiles dans la nuit.
Cette nuit-là, nous sommes restés dans une auberge qui dominait la Corne d’Or ; de l’autre côté de l’eau, où se dresseraient un jour les Hilton et les bureaux, il n’y avait qu’une impénétrable obscurité. L’auberge était un solide bâtiment de bois, avec une salle à manger au rez-de-chaussée et de grandes chambres sans raffinement, genre dortoir, au niveau supérieur. Je m’étais plus ou moins attendu à devoir dormir sur un tas de paille, mais non, il y avait des lits reconnaissables, et des matelas bourrés de chiffons. Le sanitaire se trouvait à l’extérieur, derrière le bâtiment. Il n’y avait pas de bains ; nous étions censés utiliser les bains publics si nous voulions nous laver. Tous les dix, nous partagions une seule chambre, mais, heureusement, cela ne dérangeait aucun d’entre nous. Quand elle se fut déshabillée, Clotilde passa parmi nous d’un air indigné en nous montrant le bleu qu’avait laissé la main du marchand sur sa tendre cuisse blanche ; Lise, son amie au visage osseux, parut à nouveau déçue de n’avoir rien à exhiber.
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