— Notre prochain arrêt, annonça Capistrano, sera l’an 532 ; nous verrons la ville à l’époque de Justinien et nous pourrons assister aux révoltes qui l’ont détruite, rendant possible la construction de la ville plus belle et plus grande qui a gagné une gloire éternelle.
Nous sommes revenus dans l’ombre des ruines de la première Sainte-Sophie, afin qu’aucun passant ne soit effrayé en voyant dix personnes disparaître devant lui. Je réglai tous les chronos. Capistrano sortit son émetteur et donna le signal. Nous avons sauté.
Deux semaines plus tard, nous avons redescendu la ligne jusqu’en 2059. J’étais hébété, intoxiqué, l’esprit plein de Byzance.
J’avais vu les sommets d’un millier d’années de grandeur. La ville de mes rêves s’était mise à vivre pour moi. La viande et le vin de Byzance étaient passés par mon ventre.
Du point de vue professionnel d’un Guide, le voyage avait été bon, c’est-à-dire sans problème. Nos touristes ne s’étaient pas attirés d’ennuis ; aucun paradoxe n’avait été créé, pour autant que nous sachions. Il n’y avait eu qu’une petite friction, une nuit, quand Capistrano complètement saoul avait tenté de séduire Clotilde ; il n’avait pas été très délicat, et sa séduction s’était transformée en viol quand elle avait résisté, mais j’avais pu les séparer avant qu’elle ne lui enfonce ses ongles dans les yeux. Au matin, il ne voulait pas le croire. « La lesbienne blonde ? demanda-t-il. Je serais tombé aussi bas ? Tu as dû rêver ! » Il a ensuite insisté pour remonter de huit heures sur la ligne afin de voir si cela était réellement arrivé. J’eus la vision d’un Capistrano sobre morigénant un lui-même antérieur et ivre, et cela m’effraya. Je dus lui faire abandonner cette idée d’une manière directe et intransigeante, me souvenant de la règle de la Patrouille Temporelle, qui interdisait à quiconque d’engager une conversation avec lui-même sur une base de temps différente, et je le menaçai de le dénoncer s’il essayait. Capistrano parut blessé, mais il abandonna son projet. Et quand nous sommes revenus au bas de la ligne temporelle et qu’il a rempli son rapport personnel, comme on le lui avait demandé, sur mon comportement en tant que Guide, il m’a donné la plus haute note. C’est Protopopolos qui m’apprit cela plus tard.
— Pour ton prochain voyage, dit Protopopolos, tu assisteras Metaxas, durant la tournée d’une semaine.
— Quand dois-je partir ?
— Dans deux semaines, dit-il. Tu as d’abord des vacances, tu te souviens ? Et quand tu reviendras du voyage avec Metaxas, tu commenceras en solo. Où vas-tu passer tes vacances ?
— Je pense que je vais descendre en Crète ou à Mykonos, dis-je, et que je vais me reposer un peu sur la plage.
Le Service Temporel ne veut pas trop pousser ses Guides et insiste pour qu’ils prennent deux semaines de congés entre chaque voyage. Durant ces congés, les Guides sont complètement libres. Ils peuvent passer ces vacances à se reposer dans le temps actuel, comme j’avais l’intention de le faire, ou ils peuvent s’inscrire pour un voyage temporel, ou simplement sauter tout seuls jusqu’à l’époque qui les intéresse.
Il n’y a pas de frais pour l’utilisation d’un chrono quand un Guide remonte la ligne pendant ses périodes de vacances. Le Service Temporel veut encourager ses employés à se sentir chez eux durant toutes les époques du passé, et le meilleur moyen n’est-il pas de permettre des sauts gratuits et illimités ?
Protopopolos parut un peu déçu quand je lui eus dit que j’allais passer mes vacances à me faire bronzer dans les îles.
— Tu ne veux pas faire quelques sauts ? demanda-t-il.
À ce moment de ma carrière, l’idée de faire des sauts temporels en solitaire m’épouvantait réellement. Mais je ne pouvais pas dire ça à Protopopolos. Je considérai également le fait que, dans un mois, il me donnerait la responsabilité des vies de tout un groupe de touristes. Peut-être cette conversation faisait-elle partie des épreuves que je devais passer pour être qualifié. Voulaient-ils voir si j’avais assez de cran pour sauter tout seul ?
Protopopolos semblait guetter une réponse.
— À y bien réfléchir, répondis-je, pourquoi gâcher la possibilité de faire quelques sauts ? Je vais examiner un peu l’Istanbul post byzantine.
— Avec un groupe ?
— Tout seul, déclarai-je.
Et j’ai sauté, en plein dans le paradoxe de la Discontinuité.
Mon premier arrêt fut la section de vêtements. J’avais besoin de costumes convenant à l’Istanbul du XVI eau XIX esiècle. Au lieu de me donner une série de vêtements pour m’adapter à la mode changeante, ils me gratifièrent d’un accoutrement musulman ordinaire, une simple robe blanche n’ayant pas d’époque particulière, des sandales inclassables, des cheveux longs et une barbe naissante et inégale. Comme argent de poche, ils me donnèrent un bel assortiment de pièces d’or et d’argent correspondant aux époques envisagées, un peu de tout ce qui avait pu circuler en Turquie médiévale, dont quelques besants de l’époque grecque, diverses monnaies des sultans, et une bonne quantité d’or vénitien. Tout cela fut installé dans une ceinture que je portais juste au-dessus de mon chrono, les pièces étant disposées de gauche à droite en suivant les siècles, pour que je n’eusse pas d’ennuis en offrant un dinar du XVII esiècle sur un marché du XVI esiècle. Il n’y avait rien à verser en contrepartie ; le Service Temporel faisait lui-même circuler continuellement de la monnaie entre le temps actuel et le temps jadis pour le bénéfice de son personnel, et un Guide qui partait en vacances pouvait obtenir une somme raisonnable pour couvrir ses frais. Pour le Service, de toute façon, ce n’est que de la monnaie en circulation, qui est toujours récupérable. J’aime ce système.
Je pris un cours hypnotique en turc et en arabe avant de partir. La section des Demandes Spéciales me fabriqua rapidement une identité de couverture qui pourrait suffire dans toutes les époques que j’envisageais de visiter : si l’on me questionnait, je devais prétendre que j’étais un ressortissant portugais capturé en haute mer par des pirates algériens alors que je n’avais que dix ans, et que j’avais été élevé à Alger en musulman. Cela pour expliquer les défauts de ma prononciation et mon silence sur mes origines ; si j’avais le malheur d’être interrogé par un vrai Portugais, ce qui était peu probable, je pouvais dire que je ne me rappelais pas grand-chose de ma vie à Lisbonne et que j’avais oublié le nom de mes parents. Tant que je gardais la bouche fermée, que je priais en direction de La Mecque cinq fois par jour, et faisais attention où je marchais, je ne devais pas avoir d’ennuis. (Bien sûr, si j’avais un problème vraiment sérieux, je pouvais m’enfuir en utilisant mon chrono, mais c’est considéré dans le Service Temporel comme une méthode de peureux, qui est également indésirable en raison des soupçons de sorcellerie que vous laissez derrière vous quand vous disparaissez.)
Tous ces préparatifs prirent une journée et demie. Ils me dirent alors que j’étais prêt à sauter. J’ai réglé mon chrono sur 500 A.P., choisissant une époque au hasard, et je suis parti.
Je suis arrivé le 14 août 1559, à neuf heures et demie du soir. Le sultan régnant était le grand Soliman, qui allait bientôt achever son temps. Les armées turques menaçaient la paix de l’Europe ; l’enthousiasme de la conquête rayonnait dans toute la ville. Je ne pouvais pas apprécier cette cité comme j’avais apprécié la brillante Constantinople de Justinien ou d’Alexis, mais c’était une affaire personnelle provenant d’un mélange d’ascendance, de chimie et d’affinité historique. En ne prenant que ses mérites propres, l’Istanbul de Soliman était une ville extraordinaire.
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