Il est déjà en train de mourir, se dit Tom. De mourir ou d’être démonté de l’intérieur. Il faut juste le ralentir.
Voilà à quoi il pensait quand la porte d’entrée s’ouvrit, inondant de lumière l’allée de gravier jusque sur la route.
De l’autre côté, Tom se recroquevilla dans le fossé.
Il resta le visage enfoui dans l’herbe humide et les toiles d’araignées recouvertes de rosée le temps de trois respirations, l’esprit occulté par le besoin panique de ne pas être vu, de se faire petit entre les fleurs de carotte et les verges d’or, petit sous la lumière des étoiles, pour laisser passer cette apparition.
Il prit ensuite une quatrième respiration, plus profonde, et releva la tête.
Le maraudeur sortit de la maison avec la détermination embarrassée d’un ivrogne. Un pas, deux, trois. Puis il chancela et tomba.
Tom s’accroupit, le pistolet levé. Bien que de toute évidence handicapé, le maraudeur restait sans doute dangereux. Mais Ben ? Où était-il ? Un filet de fumée bleue sortait par la porte ouverte, derrière la lumière encombrée de papillons de nuit… Il y avait eu du grabuge, là-dedans.
Tom choisit comme couverture un douglas poussant dans la nature au sud de sa propriété et s’élança pour retraverser Post Road en restant penché en avant, une position qu’il avait vue à la télé et qui était censée vous faire former une cible plus réduite, même si cela ne semblait guère probable dans de telles circonstances. Il venait de franchir le gravillon qui bordait la chaussée et de sentir l’asphalte sous ses pieds quand le maraudeur se remit en mouvement. Tom eut une réaction stupide : il se tourna pour regarder. Il ne cessa pas de courir, mais il ralentit. Ne put s’en empêcher. C’était un sacré spectacle, cet homme doré qui se relevait sur un genou, comme une icône byzantine en train de prendre vie avec des grincements, comme une version haut de gamme de l’Homme de fer-blanc dans Le Magicien d’Oz, qui était à présent debout, redressait le dos, tournait la tête en un soudain mouvement bien huilé. Tom ne commença à ressentir la terreur adéquate que lorsque ces yeux le trouvèrent.
Même à la lueur des étoiles, même dans le vague éclat d’un réverbère plus bas sur Post Road, mon Dieu, pensa-t-il, quels yeux ! Ce n’en sont peut-être même pas, se dit-il, juste un reflet ou une réfraction dans ses appareils oculaires, l’illusion d’yeux ; toujours est-il qu’il se sentit épinglé par eux, piégé là sur le macadam.
Le maraudeur leva la main en un geste désinvolte…
Tom se souvint de sa propre arme. Il la leva, sentit qu’il la braquait, eut l’impression de hisser une ancre du fond de la mer, de la remonter péniblement maillon après maillon dans le poids de l’eau. Pourquoi tout était-il si lent ? Il s’aperçut qu’il n’avait jamais tiré avec cette chose, pas même une fois, pour essayer, qu’il avait basculé le petit interrupteur marqué Sécurité sans être absolument sûr que celui-ci faisait partie de l’arme et non du jouet. Il avait négligé de poser certaines questions, sur la portée, par exemple : l’arme était-elle efficace à cette distance ?
Mais il n’avait que le temps de viser approximativement et de presser la détente. Épreuve de force sur Post Road. Une partie de lui-même persistait à trouver tout cela trop ridicule pour être pris au sérieux. Seuls les rêves se déroulaient ainsi.
Il fut touché avant de pouvoir terminer. Son propre tir rata sa cible.
Le coup du maraudeur n’eut pas beaucoup plus de succès : un feston de flammes entre la hanche et l’aisselle de Tom, en passant par son biceps gauche. Il n’y eut pas d’impact, juste une soudaine insensibilité et l’inquiétante prise de conscience que ses vêtements brûlaient. Il tomba sans le vouloir. Se roula comme un chien dans la poussière au bord de Post Road pour éteindre les flammes, malgré les premiers élancements d’une profonde et paralysante douleur éveillée par ce geste.
Quel genre de brûlures ? Premier degré ? Troisième ? Il s’examina, découvrit sous les cendres de sa chemise une péninsule de chair noircie et brûlée. Il ferma les yeux en décidant de ne plus regarder la blessure : cette chair couverte de cloques l’effrayait trop, et la regarder ne servait à rien.
Il se sentait un peu ivre maintenant, la tête lui tournait légèrement.
Il se redressa sur son bras valide pour chercher le maraudeur du regard. Celui-ci était tombé aussi. Tom l’avait raté, mais le combat l’avait ralenti. Je suis là pour ça, se souvint Tom. Pour le ralentir, histoire de donner davantage de temps aux insectes mécaniques en train de travailler dans son corps. Peut-être est-il déjà mort.
Un vague espoir, aussitôt dissipé.
Le maraudeur se releva.
Tom trouva quelque chose d’héroïque à cet acte. C’était un mouvement hésitant, torturé, qui empestait les défaillances, les embrayages en train de patiner, les moteurs en surchauffe, le métal gauchi. Le maraudeur se releva et tourna la tête comme si ses équipements oculaires avaient perdu de leur transparence, un geste plaintif d’oiseau. Puis il ôta son casque et regarda Tom.
Celui-ci ne discerna pas vraiment ses traits, dans cette lumière insuffisante, mais cela lui parut encore pire qu’avec le masque, cette révélation d’un visage humain en dessous. Un visage qui exprimait quoi ? Quelque chose comme le désespoir, se dit Tom. Il ressentit le besoin vertigineux de déclarer un temps mort. Je suis blessé. Vous aussi. Restons-en là.
Mais le maraudeur visa, en un mouvement un peu irrégulier, avec sa mortelle main droite.
Merde, se dit Tom, où est passé mon flingue ?
Il l’avait laissé sur la route.
Masse inadaptée de polystyrène et d’impossibilité. Elle ne lui avait pas servi à grand-chose, de toute manière. Elle se trouvait à plusieurs mètres. Qui auraient tout aussi bien pu être des kilomètres.
Le maraudeur visa, mais sans tirer, et quitta les gravillons de l’allée de Tom pour approcher d’un pas boiteux, quoique régulier. Si je bouge, se dit Tom, il me tue. Si j’essaye d’attraper le pistolet ou de rouler dans le fossé, il me tue. Et si je reste là… il me tue.
Il allait décider d’essayer d’attraper malgré tout le pistolet, en comptant sur la surprise et le travail des cybernétiques pour lui donner une chance contre cette mortelle main droite… quand le miracle se produisit.
Le miracle fut annoncé par une lumière.
Une lumière qui projetait sur les pins de grandes ombres bizarres qui oscillaient à la manière d’une énorme créature vivante. Tom entendit ensuite le bruit d’un moteur, d’une automobile qui descendait Post Road depuis la nationale et sondait de ses phares le virage peu prononcé au sud de la maison des Simmons.
La voiture arrivait vite.
Tom se tourna dans sa direction en même temps que le maraudeur. Les phares les aveuglèrent. Tom saisit l’occasion pour se jeter sur la gauche, dans le fossé au bord de la route. Il releva la tête et vit le maraudeur s’avancer soudain dans sa direction tandis que l’automobile semblait tout d’abord dévier sa trajectoire… puis les pneus crissèrent sur l’asphalte, l’automobile fit une nouvelle embardée, et le maraudeur se retrouva pris dans la lumière de ses phares tel un fragment de rêve, immobile jusqu’à ce que l’impact le projette dans les airs comme un étrange oiseau brisé.
En temps ordinaire, l’armure de Billy l’aurait protégé de l’impact… du moins en partie. Peut-être d’ailleurs l’avait-elle fait : la collision ne l’avait pas tué. Pas complètement.
Mais il était brisé. Brisé à l’intérieur. L’armure et le corps étaient brisés.
Читать дальше