— Nous ? » m’étonnai-je. Avec un peu de chance, l’enfant reprendrait sa phrase à la première personne. Dangereux ou dangereuse, voilà ce que je désirais entendre.
« Enfin, quand je dis nous… Lui, bien sûr. Bucéphale. Ça, pour faire peur aux gens, il ne renâcle pas… Il lui a un peu aspergé ses lunettes », expliqua-t-il à son oncle.
Du Barnstokr commenta aimablement : « Dans le cas qui nous occupe, Bucéphale n’est pas le légendaire cheval d’Alexandre de Macédoine. Ici, Bucéphale est une moto, cette redoutable et scandaleuse machine qui me tue lentement depuis ces deux dernières années et qui, je le sens bien, finira par me conduire à la tombe.
— Juste une petite cigarette », rappela l’enfant.
Du Barnstokr hocha la tête d’un air affligé et exprima son impuissance en levant les bras. Quand ses mains se rejoignirent, une cigarette fumait entre ses doigts. Il la tendit à la jeune créature. Celle-ci tira une bouffée et grogna, capricieuse :
« Pouah ! Toujours ces affreux filtres !
— Vous voudrez probablement prendre une douche après l’effort, dit du Barnstokr. Le repas va bientôt être servi…
— Oui, dis-je. Bien sûr. Je vous prie de m’excuser. »
Je me sentis fort soulagé de pouvoir fausser compagnie à ces deux personnages. Je n’avais pas été au plus haut de ma forme. Parce que j’avais été pris au dépourvu ? Tout de même, il ne fallait pas confondre un magicien célèbre sur la piste d’un cirque et ce même magicien célèbre rencontré en privé. Je saluai du mieux que je pus et montai quatre à quatre au premier étage.
Le couloir était vide, comme tout à l’heure. Des boules de billard s’entrechoquaient toujours dans le lointain. Et comme tout à l’heure, cette maudite douche restait fermée à clé. Je fis une toilette raisonnable au-dessus du lavabo de ma chambre et me changeai. Puis, une cigarette à la main, je m’affalai sur le divan. Une bienheureuse lassitude s’était emparée de moi et je m’abandonnai pour quelques instants sur la pente d’une petite sieste. Je fus réveillé en sursaut par un cri perçant. Le cri avait retenti dans le couloir et avait été accompagné d’un rire sanglotant, lugubre. Presque à la même seconde, on frappa à la porte. La voix de Kaïssa miaula : « Le déjeuner est servi ! » Je répondis quelque chose comme Oui-oui, j’arrive ! et ôtai mes pieds du divan. Du bout des orteils, je me mis à chercher mes pantoufles. « Le déjeuner est servi ! » résonna la voix, déjà éloignée, puis une nouvelle fois : « Le déjeuner est servi ! » À nouveau s’éleva un court glapissement, auquel succéda un rire de fantôme. L’inévitable cliquetis de chaînes rouillées était dans l’air. Je n’eus donc pas à me concentrer beaucoup pour l’entendre.
Je me passai un peigne dans les cheveux et expérimentai devant le miroir quelques expressions bien typées : attention aimable, mais distraite ; masque mâle et fermé du professionnel ; disposition bonasse à faire connaissance avec tout le monde ; sourire suffisant. Rien ne me sembla convenir à la situation. Je décidai de briser là cette gymnastique faciale, fourrai dans ma poche des cigarettes destinées à la jeune personne et sortis dans le couloir. Pour me retrouver aussitôt cloué sur place.
La porte de la chambre d’en face était béante. Dans l’embrasure, juste en dessous du linteau, les pieds vissés à l’un des panneaux et le dos appuyé de l’autre côté, un homme était suspendu et me regardait. Bien qu’invraisemblable, sa pose donnait une impression de grand naturel. Et donc cet homme me dévisageait avec un regard plongeant ; il avait la bouche ouverte sur de longues dents jaunies et son bras replié m’adressait un salut militaire.
« Bonjour, dis-je, après un temps de silence. Besoin d’aide ? »
Un bond gracieux et félin le ramena sur le plancher. Il continuait à faire son salut militaire et il s’immobilisa ainsi devant moi, au garde-à-vous.
« J’ai bien l’honneur, inspecteur, dit-il. Je me présente : lieutenant-chef de cybernétique Simon Simonet.
— Repos ! » dis-je, et nous nous serrâmes la main.
« À proprement parler, je suis physicien. Mais “de cybernétique” sonne presque aussi bien que “d’infanterie”. Vous ne trouvez pas que c’est rigolo ? » Et, sans transition, il se répandit en un horrible esclaffement, ce rire que je connaissais déjà, propre à provoquer des visions de taches sanglantes, indélébiles, et des échos de chaînes rouillées et bruissantes, cadenassées à jamais sur des membres squelettiques.
« Qu’est-ce que vous faisiez là-haut ? » demandai-je, une fois passé le premier moment de stupeur.
« Je m’entraînais, répondit-il. Je suis alpiniste…
— Alpiniste mort ? » suggérai-je. Et le regrettai immédiatement : à nouveau j’eus à subir l’avalanche de son rire d’outre-tombe.
« Pas mal, pas mal pour un début, estima-t-il en s’essuyant les yeux. Non : je suis encore vivant. Je suis venu ici pour faire de l’escalade, mais je n’arrive pas du tout à m’approcher des montagnes. Il y a trop de neige. Alors je grimpe le long des portes, des murs…» Il se tut brutalement et me saisit par le coude. « En réalité, je suis venu ici pour prendre l’air. Épuisement nerveux. Le projet “Midas”, vous avez entendu parler ? Secret absolu. Quatre ans sans congé. Bref, les médecins m’ont prescrit une cure de divertissements et de satisfactions sensuelles. » Il éclata de rire une nouvelle fois, mais nous avions déjà atteint la salle à manger. Là, il m’abandonna et fila vers la table où avaient été disposés les hors-d’œuvre. « Ne vous séparez pas de moi, inspecteur ! brailla-t-il, en pleine course. Dépêchez-vous ! Sinon les amis et les proches du Mort vont nous manger tout le caviar !…»
C’était une vaste salle, dotée de cinq fenêtres. Au centre se dressait une énorme table ovale qui aurait pu accueillir une bonne vingtaine de convives. Luxueux, patiné, un buffet étincelait sous les coupes d’argent, les nombreux miroirs, les bouteilles multicolores. Sur la table blanchoyait une nappe amidonnée, scintillaient les couverts en argent, incrustés de nielle précieux, et une vaisselle en porcelaine magnifique. En dépit de tout ce faste les habitudes de la maison avaient l’air de rester très démocratiques. Sur la desserte des hors-d’œuvre, les plats s’offraient librement aux amateurs. Sur une deuxième table, plus petite, Kaïssa avait installé des soupières de faïence qui contenaient soupe de légumes et bouillon : à chacun de faire son choix et de se servir. Quant à ceux qui désiraient se rafraîchir, ils avaient à leur disposition toute la collection du buffet : brandy, gin irlandais, bière et liqueur de pétales d’edelweiss. Zgoot n’avait pas raconté d’histoires.
Du Barnstokr et l’enfant de son défunt frère étaient déjà attablés. Le magicien plongeait avec élégance sa cuillère d’argent dans une assiettée de bouillon ; il lançait des regards désapprobateurs à la jeune personne dont il avait la charge, et qui écartait les coudes sur la table afin de se goinfrer de potage aux légumes.
À la place d’honneur présidait une dame que je ne connaissais pas, une créature dont la beauté était à la fois aveuglante et étrange. Quel âge avait-elle ? Vingt ans ? Quarante ans ? Épaules aux tendres contours, d’un brun bleuté, cou de cygne, yeux mi-clos, immenses, longs cils, chevelure haute, à la teinte cendrée, couronnée d’un diadème à la valeur inestimable : sans doute s’agissait-il de Mme Moses. Et sans le moindre doute non plus, on pouvait dire que sa présence était déplacée ici, à une table d’hôte aussi rustique. Je n’avais vu de femmes semblables que sur les photos des magazines consacrés au monde des princes et des princesses, ou dans les superproductions cinématographiques.
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