Là-dessus, la vague du premier enthousiasme se retira, et il fallut se rendre à l’évidence : je me trouvais au bord du chemin, tout mouillé, le souffle court, enfariné des pieds à la tête sous une couche de poudreuse. Rien ne retombe aussi incroyablement vite que les vagues d’enthousiasme. Pour les démangeaisons, les soucis, si l’on a l’intention de se ronger les sangs ou de se fabriquer des ulcères, pas de problèmes, on dispose d’heures et de jours entiers ; quant à l’enthousiasme, il survient et s’évanouit sans laisser le temps de dire ouf. Je m’aperçus soudain que le vent m’avait transformé les oreilles en cailloux… J’enlevai un gant, introduisis mon auriculaire à l’intérieur du pavillon le plus proche et opérai quelques rotations de fortune. J’entendis alors un tonnerre épouvantable, comme si un biplan était en train d’atterrir dans le voisinage. Je nettoyai en hâte mes lunettes, mais trop tard : déjà l’engin était sur moi et me frôlait. Pas un biplan, non, bien sûr, mais un engin formidable, une de ces nouvelles motos conçues pour traverser les murs et responsables d’une hécatombe que n’arrivent pas à égaler brigands, violeurs et assassins réunis. Je fus aussitôt submergé sous les paquets de neige et des plaques blanches encrassèrent à nouveau les verres de mes lunettes. Je pus néanmoins apercevoir une silhouette maigre, penchée sur le guidon, des cheveux noirs flottant au vent, et un bout d’écharpe rouge, rigide comme une planche, qui filait derrière l’ensemble. Conduite sans casque, pensai-je, par réflexe, cinquante couronnes d’amende, un mois de suspension de permis… Pourtant il était hors de question de relever un quelconque numéro : le nuage de neige montait jusqu’au ciel et j’avais été aveuglé au point d’être incapable de distinguer l’hôtel et même une bonne moitié de la plaine. Oh ! et puis, quelle importance ! Je poussai sur mes bâtons et m’élançai le long de la route, sur les traces de la moto, c’est-à-dire en direction de l’auberge.
Une fois arrivé à bon port, je vis la machine qui refroidissait devant le seuil. Près des roues, sur la neige, gisait une paire de gigantesques gants de cuir, aux poignets en entonnoir. Je plantai mes skis verticalement, me nettoyai et me remis à examiner la moto. Il n’y avait pas à discuter : il s’agissait là d’un engin sinistre à l’extrême. J’eus l’intuition que l’année prochaine l’auberge s’appellerait Auberge du motocycliste mort. J’entendais déjà le patron en train d’accueillir un client, je l’imaginais saisissant le nouveau venu par le coude, pointant le doigt sur une brèche monstrueuse du mur : « Ici. C’est ici qu’il a pénétré, à une vitesse de cent vingt milles à l’heure, pour traverser le bâtiment de part en part. La terre a tremblé quand il a fait irruption dans la cuisine, entraînant dans son sillage quatre cent trente-deux briques…» De quoi faire un excellent petit film publicitaire, songeai-je en franchissant les marches du perron. Après cette entrée en matière du patron, rendez-vous dans la chambre ; derrière la table se tient un squelette tenant entre les dents une pipe allumée. Avec une bonne bouteille de liqueur d’amanites bien en évidence devant lui : marque déposée ! Trois couronnes le litre !
Il y avait un homme planté au centre du hall. Il était démesuré jusqu’à l’impensable et habillé d’un frac noir dont les pans lui descendaient aux chevilles. Les mains croisées dans le dos, il se répandait en sévères reproches au-dessus d’une créature tout en souplesse et en maigreur, et qui était élégamment vautrée dans les profondeurs d’un fauteuil. Il paraissait impossible de déterminer à quel sexe appartenait la créature en question ; elle possédait un petit visage blême à moitié caché sous d’énormes lunettes noires ; je distinguai aussi une masse de cheveux sombres, dépeignés, et une épaisse écharpe rouge.
Je refermai derrière moi la porte du hall. L’homme longiligne se tut et se tourna vers moi. Il portait un nœud papillon. Les traits de son visage étaient particulièrement nobles et leur ornement principal consistait en un nez aristocratique. Un seul homme pouvait être doté d’un tel nez et cet homme était forcément la célébrité que j’avais en tête. Pendant une seconde il me toisa d’un regard empreint de perplexité, puis fronça les lèvres en cul de poule et s’avança à ma rencontre, la main tendue ; une main blanche et étroite.
« Du Barnstokr, déclama-t-il d’une voix chantante. Pour vous servir.
— Le grand du Barnstokr ? » m’informai-je en lui serrant la main. C’était avec une déférence sincère.
« En personne, cher monsieur, en personne, dit-il. À qui ai-je l’honneur ? »
Je me présentai. J’étais sous l’emprise d’une timidité imbécile, peu caractéristique du corps de fonctionnaires de police auquel j’appartenais. Il était évident au premier coup d’œil qu’un type de ce genre n’avouait pas tous ses revenus et devait remplir ses déclarations d’impôts avec un grand flou artistique.
« Comme c’est charmant ! » chanta soudain du Barnstokr en s’agrippant à mon revers. « Où l’avez-vous trouvée ? Brunn, mon enfant, regardez donc ! Quelle charmante décoration ! »
Entre ses doigts venait d’apparaître une violette. Elle avait une couleur intense. Un parfum non moins intense m’entoura à la même seconde. Je m’obligeai à applaudir, encore que je ne fusse pas fervent amateur de ce genre de tours. Depuis son fauteuil, la jeune créature bâilla à s’en décrocher la-mâchoire, puis appuya une de ses jambes en travers de l’accoudoir.
« Dissimulée dans la manche », commenta-t-elle. Elle avait une voix de basse éraillée. « Un tour débile, mon oncle.
— Dans ma manche ! » répéta du Barnstokr, non sans tristesse. « Enfin voyons, Brunn, ce serait trop élémentaire. Élémentaire et effectivement débile, comme vous dites. Et indigne d’un connaisseur avisé comme M. Glebski. »
Il posa la violette sur sa paume, la fixa en haussant les sourcils, et la fleur disparut. Je serrai les lèvres et secouai la tête. Je ne parvenais pas à trouver mes mots.
« Quelle maîtrise magnifique dans la pratique du ski, monsieur Glebski ! enchaîna du Barnstokr. Je vous ai observé depuis la fenêtre. Je dois avouer que ce fut pour moi un plaisir authentique.
— Allons donc ! bégayai-je. Autrefois, oui, je le reconnais…
— Mon oncle », m’interrompit la créature qui restait complètement engloutie dans son fauteuil, « fabriquez-moi plutôt une petite cigarette. »
Du Barnstokr sembla retrouver soudain un souvenir enfoui :
« Ah ! j’oubliais ! Monsieur Glebski, permettez-moi de faire les présentations : voilà Brunn, enfant unique de mon cher frère défunt… Brunn, mon enfant ! »
L’enfant s’extirpa du fauteuil avec mauvaise grâce et s’approcha. Je remarquai sa chevelure très fournie, féminine… féminine ? Peut-être pas, après tout ; disons adolescente. Ses jambes étaient prises dans un pantalon fuseau qui collait à la chair. Des jambes maigres, de gamin… de gamin ? Rien n’était moins sûr. Au contraire : des jambes sveltes, de jeune fille. Quant au blouson, il avait bien trois tailles de plus que nécessaire. Bref, j’aurais préféré que du Barnstokr eût mentionné en me présentant l’enfant de son cher disparu : neveu ou nièce. Garçon ou fille, l’enfant étira ses lèvres roses et délicates en un sourire indifférent et me tendit une menotte hâlée où abondaient les égratignures.
« N’est-ce pas que nous vous avons flanqué une belle frousse ? s’informa Brunn d’une voix sifflante. Tout à l’heure, sur la route… Vous nous avez trouvés dangereux ?
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