Je fronçai les sourcils : « On vous a volé votre montre ?
— Oui !
— Quand vous en êtes-vous aperçu ?
— Il n’y a même pas cinq minutes ! »
Finies, donc, les farces innocentes. Il n’était plus question de pantoufles de feutre, ni de douche indûment occupée ; cette fois-ci, une montre en or avait disparu.
« Et quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— De bonne heure, ce matin.
— Et où la conserviez-vous, habituellement ?
— Ma montre n’est pas faite pour être conservée ! Elle est destinée à être utilisée ! Je l’avais laissée sur ma table de chevet ! »
Je réfléchis un instant.
« Voilà ce que je vous conseille, dis-je enfin. Rédigez une plainte officielle. Et je me charge d’appeler la police. »
Moses me considéra d’un long regard fixe. Il y eut un silence ; ni lui ni moi ne prenions l’initiative de le rompre. Puis il amena sa tasse à ses lèvres, avala une gorgée et dit :
« Pourquoi diable cette histoire de plainte officielle ? Et pourquoi faire venir la police ? Je ne tiens nullement à confier mon nom à de miteux petits journalistes de province qui vont s’empresser de le traîner dans la boue. Vous ne pouvez pas vous en charger vous-même ? Je vous ai dit que j’offrais une récompense. C’est un acompte que vous attendez ? »
Je haussai les épaules :
« Je ne peux pas m’improviser responsable d’une telle enquête. Je ne suis pas détective privé, je suis fonctionnaire de l’État. D’une part, il y a mon éthique professionnelle, et d’autre part…
— C’est entendu, me coupa-t-il brusquement. Je vais peser le pour et le contre…» Il se tut, puis reprit : « Il se peut qu’elle revienne toute seule à sa place, après tout. J’ose encore espérer qu’il ne s’agit que d’une facétie idiote de plus. Mais si cette montre n’a pas été retrouvée avant demain matin, je rédigerai votre fameuse plainte. »
Après nous être ainsi mis d’accord sur la tactique à adopter, nous prîmes chacun le chemin de nos chambres respectives.
J’ignore si une nouvelle surprise attendait Moses lorsqu’il franchit le seuil de ses appartements ; en tout cas, du côté de chez moi, les surprises ne manquaient pas. Première découverte : un slogan avait été punaisé sur ma porte. Quand j’entends le mot « culture », je sors mes policiers. Il va sans dire que j’arrachai aussitôt ce bout de papier ; mais il ne constituait que le début de la série. La table de ma chambre n’était plus qu’une flaque de colle déjà à moitié sèche ; quelqu’un avait ouvert une bouteille de colle, en avait répandu le contenu et n’avait même pas fait l’effort de jeter la bouteille dans un autre endroit ; et au centre de cette mare durcie trônait une feuille. Un message. Le plus inepte des messages, écrit en lettres d’imprimerie irrégulières et tordues : « Il est porté à la connaissance de l’inspecteur Glebski que l’hôtel compte parmi ses clients un dénommé Heenkus, qui est en réalité un dangereux gangster, maniaque et sadique, connu dans les milieux du crime sous le surnom de la Fouine. Cet homme est armé et a l’intention d’exécuter un des clients de l’hôtel. Il est instamment demandé à l’inspecteur Glebski de prendre les mesures qui s’imposent. »
Interloqué, hors de moi, je dus m’y reprendre à deux fois avant de saisir la teneur de la feuille engluée sur la table. J’allumai une cigarette et parcourus la pièce du regard. Évidemment, je ne remarquai aucune trace particulière. Je défroissai le slogan que j’avais roulé en boule et le comparai au message. Les initiales qui le composaient étaient bien aussi des caractères d’imprimerie, irréguliers, tordus, mais elles avaient été tracées au crayon. Du reste, ce slogan ne représentait pas une énigme — de toute évidence, c’était l’œuvre de l’enfant. Une simple plaisanterie. Un de ces mots d’ordre imbéciles que les étudiants français peignaient sur les murs de la Sorbonne. En revanche, il fallait voir dans le message une affaire autrement sérieuse. Son auteur aurait pu introduire la feuille sous la fente de la porte ; il aurait pu la coincer dans le trou de la serrure ; ou simplement la poser sur la table, en l’empêchant de s’envoler avec le cendrier, par exemple. Mais non. Et seul le roi des crétins, ou alors un vrai sauvage, avait pu abîmer une table aussi belle afin de réaliser une blague. Je relus encore le bout de papier, tirai de toutes mes forces sur ma cigarette et marchai jusqu’à la fenêtre. Bravo, c’est réussi, pensai-je. Les voilà, tes vacances de rêve. Tu peux vraiment te vanter de jouir enfin de cette liberté si longtemps espérée…
Le soleil était déjà très bas sur l’horizon, et l’ombre de l’hôtel filait sur une bonne centaine de mètres. Sur le toit, comme tout à l’heure, saillait le profil de M. Heenkus, maniaque, sadique et gangster redoutable. Il était seul.
Je me figeai en face de la porte de Heenkus et observai les alentours, avec précaution et méfiance. Le couloir était désert comme toujours. J’entendais le choc des billes les unes contre les autres — une indication sur l’endroit où se trouvait Simonet. Chez Olaf, Olaf continuait à se faire rétamer par du Barnstokr. Dehors, l’ange inclassable bricolait son engin diabolique. Les Moses étaient dans leur chambre. Heenkus, sur le toit. Cinq minutes plus tôt, il était descendu à l’office faire l’acquisition d’une nouvelle bouteille, puis il avait effectué un crochet par sa chambre afin de se munir de sa pelisse ; selon toute vraisemblance, il avait l’intention d’aller se gorger d’air pur au moins jusqu’à l’heure du repas. Et moi, j’étais légèrement incliné devant sa porte et l’une après l’autre j’enfilais dans la serrure les clés du trousseau que j’avais subtilisé dans le bureau du directeur de l’hôtel. Et je me préparais à accomplir un acte relevant de la prévarication pure et simple. Sans mandat, je n’avais évidemment pas le moindre droit de pénétrer dans une chambre et d’y réaliser une perquisition. Mais il me semblait que cette visite était en tout point indispensable. Ce n’était pas seulement que j’avais peur de ne pas pouvoir m’endormir sur mes deux oreilles si je n’entrais pas chez Heenkus ; c’était aussi une question de dignité personnelle.
À la cinquième ou à la sixième clé, le pêne cliqueta avec docilité, et je m’introduisis furtivement dans la pièce. Mes gestes étaient calqués sur les gestes dont sont coutumiers les héros des films d’espionnage : je ne connais pas d’autre manière d’entrer furtivement dans une pièce. Le soleil avait presque déjà disparu derrière la chaîne montagneuse, mais l’endroit où je venais de pénétrer n’était pas encore très sombre. La chambre donnait l’impression de ne pas être occupée, le dessus-de-lit n’avait pas un pli, le cendrier était propre, et les deux valises en bois étaient posées verticalement au centre du tapis. En voyant tout cela, on pouvait difficilement imaginer que le possesseur des valises s’apprêtait à séjourner ici deux semaines.
J’ouvris la première valise, qui était la plus lourde, et son contenu augmenta mes soupçons. C’était un faux bagage typique : quelques chiffons, des draps en lambeaux, des taies d’oreiller déchirées, et un paquet de livres choisis en dépit du bon sens. Il était clair que Heenkus avait tassé là tout ce qui lui était tombé sous la main. Il me fallut inspecter la seconde valise pour découvrir des affaires de voyage dignes de ce nom. Trois changes de linge de corps, un pyjama, un nécessaire de toilette, une série de stylos, une liasse de billets — une liasse épaisse, bien plus conséquente que celle dont je disposais — et deux douzaines de mouchoirs. Il y avait encore une petite fiole en argent (vide), un étui à lunettes contenant des lunettes de soleil, et une bouteille portant une étiquette étrangère (pleine). Mais lorsque j’arrivai tout contre le fond, sous le linge, je péchai un gros chronomètre en or, au cadran compliqué, et un petit Browning de dame.
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