Nous entrâmes dans la salle à manger. Tout le monde avait l’air d’être déjà en place. Mme Moses faisait le service pour M. Moses, Simonet et Olaf dansaient d’un pied sur l’autre devant la desserte des hors-d’œuvre, le directeur de l’hôtel distribuait des verres de sa liqueur. Du Barnstokr et son adorable pupille allèrent s’asseoir à table et je rejoignis le groupe des hommes debout. Simonet chuchotait sur un ton lugubre à l’oreille d’Olaf ; il lui décrivait les effets néfastes de la liqueur d’edelweiss sur les organes humains. Tout y passait : leucémie, jaunisse, cancer du duodénum. Olaf émettait des sons de gorge approbateurs et aimables, sans pour autant cesser d’avaler son caviar. Sur ce, Kaïssa entra et aussitôt, tournée vers son patron, entama un discours retentissant : « Il veut pas venir, il dit qu’il descendra pas tant que tout le monde sera pas autour de la table. Et que si tout le monde est en bas, alors, il descendra. Il a fait que répéter cette chanson… Et deux bouteilles vides…
— Va lui dire que tout le monde est à table, ordonna Snevar.
— Il veut pas me croire, je lui ai bien dit que tout le monde était en bas, mais lui, il…
— De qui parle-t-on ? questionna M. Moses d’un ton incisif.
— Nous parlons de M. Heenkus, précisa le patron. Il est resté sur le toit, et je…
— Qu’est-ce que vous racontez, sur le toit ! » intervint la jeune créature de sa voix de basse éraillée. « Mais il est là, Heenkus ! » Et elle pointa sa fourchette en direction d’Olaf ; à l’extrémité de la fourchette était enfilé un pickle.
« Mon enfant, vous faites erreur », corrigea du Barnstokr, avec douceur. Olaf eut un bon sourire qui découvrit sa dentition impeccable et clama :
« Olaf Andvaravors, pour vous servir, mon petit. Vous pouvez m’appeler Olaf.
— Mais alors, celui-là, qu’est-ce qu’il me…» La fourchette au pickle avait changé de cible et s’orientait soudain nettement dans ma direction.
« Messieurs ! Messieurs ! s’immisça le patron. Ne vous querellez pas à propos de détails aussi futiles. M. Heenkus, et en cela il profite de la totale liberté de manœuvre que garantit à chacun l’administration de notre hôtel, M. Heenkus, donc, est présentement sur le toit, et Kaïssa va le ramener ici.
— Mais il veut pas venir…, geignit Kaïssa.
— Par tous les diables, Snevar ! dit Moses. S’il ne veut pas venir, qu’on le laisse se frigorifier sur son perchoir !
— Monsieur Moses, avec tout le respect que je vous dois, expliqua le patron d’un air pénétré, il est souhaitable au plus haut point que la totalité des membres de notre clientèle soit rassemblée ici en cet instant. J’ai en effet l’intention d’annoncer à mes très respectables hôtes une nouvelle qui leur ira droit au cœur… Allez, Kaïssa ! Vite !
— Mais il veut pas descendre…»
Je reposai sur la desserte mon assiette pleine de hors-d’œuvre.
« Attendez moi, dis-je. Je vais le ramener moi-même. »
Quand je sortis de la salle, j’entendis Simonet intervenir : « Très juste ! Que la police fasse son office ! » À la suite de quoi le hurlement moqueur des cimetières envahit l’espace, m’accompagnant jusqu’au bas des marches de l’escalier du grenier.
Je montai l’escalier, poussai une porte de bois brut et me retrouvai dans une sorte de verrière en forme de tonnelle ; des bancs étroits étaient disposés le long des murs, afin de permettre aux amateurs de se détendre. Il y faisait froid, et dans l’air flottait une odeur étrange où se mêlaient neige et poussière ; une montagne de chaises longues pliées s’entassait dans un coin. Une porte en contre-plaqué conduisait sur la terrasse. Cette porte était entrouverte.
À l’extérieur s’étalait une épaisse couche de neige et tout autour de la verrière la neige était piétinée ; les traces formaient ensuite un sentier qui se dirigeait vers une antenne dressée en oblique vers le ciel ; à l’extrémité de ce sentier était déployé un transat ; et sur le transat, immobile, emmitouflé dans sa pelisse, il y avait Heenkus. En s’aidant de la main gauche, il faisait tenir une bouteille en équilibre sur ses genoux, et sa main droite était plongée à l’intérieur de son manteau, à la hauteur du cœur ; probablement afin de la réchauffer. Son visage était à peu près invisible, caché à la fois par son col de fourrure et la visière rabattue d’une lourde chapka ; seuls ses yeux brillaient dans la fente restée libre — des yeux aux aguets, qui évoquaient une tarentule en train d’observer le dehors depuis son trou.
« Allez, Heenkus, dis-je. Venez avec moi. Tout le monde est à table.
— Tout le monde ? » demanda-t-il, la voix enrouée.
Je laissai échapper d’entre mes lèvres un nuage de buée, m’approchai et enfilai les mains dans les poches.
« Personne ne manque à l’appel. On n’attend plus que vous.
— Ah ! tout le monde est là-bas…», répéta Heenkus.
Je confirmai d’un geste de tête et regardai autour de moi. Le soleil s’était enfoui au-delà des crêtes, la neige de la vallée paraissait teintée de lilas, et dans le ciel de plus en plus obscur apparaissait la lune, un cercle blanchâtre.
Du coin de l’œil, je notai que Heenkus ne perdait pas un millimètre de mes mouvements.
« Qu’est-ce qu’ils ont tous à m’attendre ? fit-il. Ils n’ont qu’à commencer sans moi… Quelle manie d’embêter les gens pour un oui ou pour un non !
— Le directeur de l’hôtel désire nous mettre au courant de je ne sais quelle surprise, et pour cela la présence de tous est indispensable.
— Une surprise…», dit Heenkus, puis il fut pris d’une quinte de toux. « J’ai la tuberculose, annonça-t-il soudain. Les médecins me conseillent de rester en permanence à l’air frais du dehors… et de manger de la volaille à chair noire, aussi », ajouta-t-il, après une ou deux secondes de silence.
Je fus saisi d’un sentiment de pitié.
« Eh bien, vrai, je vous plains, compatis-je sincèrement. Malgré tout, il faut descendre vous nourrir…
— Oui, bien sûr », convint-il. Il se leva. « Je vais aller croquer un morceau, puis je retournerai sur le toit pour dormir. » Il planta la bouteille dans la neige. « À votre avis, les docteurs racontent la vérité ? Je veux dire, à propos de l’air frais…
— À mon avis, ils se trompent », dis-je. Je me remémorai son teint blafard, la coloration verdâtre de sa peau quand cet après-midi je l’avais rencontré dans l’escalier, et je lui demandai : « Mais dites-moi… est-ce que vous trouvez raisonnable d’avaler des alcools forts en quantité aussi astronomique ? C’est quelque chose qui doit vous faire du mal, vous ne pensez pas ?
— Ouh !…» gémit-il, saisi d’un désespoir qui ne trouvait pas ses mots. « Vous croyez qu’on peut éviter le schnaps dans des cas pareils ? Nous descendîmes les marches en silence. « Je ne peux pas me passer de schnaps », déclara-t-il enfin, comme s’il prenait une décision. « J’ai peur. Sans alcool, je crois bien que je deviendrais fou de peur.
— Allons, allons, Heenkus, dis-je. La tuberculose est une maladie qui se soigne et qui se guérit, de nos jours. Nous ne sommes plus au XIXe siècle, tout de même.
— Oui, probablement », concéda-t-il, mais sans grande conviction. Nous tournâmes dans le couloir. De la salle à manger arrivaient des tintements de vaisselle et le bruit des conversations. « Vous pouvez y aller, je vais enlever mon manteau. J’en ai pour une seconde », dit-il, en parvenant à la hauteur de sa chambre.
J’acquiesçai et entrai dans la salle.
« Eh bien, où est votre prisonnier ? s’enquit Simonet, de toute la force de ses poumons.
Читать дальше