— Voilà qui est parfait.
Il raccrocha et composa le numéro d’Andrews. La ligne était occupée.
L’infirmière lui tendit ses lunettes et une nouvelle T.P. qu’il enfila en prenant soin de mettre le masque avant la calotte et de garder les gants pour la fin. Il lui fallut malgré tout très longtemps pour se préparer et il espéra que la fille serait plus rapide que lui si Badri la sonnait.
Il retourna dans la chambre. Le tech avait un sommeil agité et 39,4° de fièvre.
Il retira ses lunettes et se massa entre les yeux, pour dissiper un début de migraine. Puis il s’assit et lut la liste des contacts directs de Badri. Il y avait de nombreux trous dans son emploi du temps. Il manquait le nom du pub où il était allé après avoir dansé. Ce qu’il avait fait le lundi dans l’après-midi et la soirée. Il était venu de Londres en métro, à midi, et Dunworthy lui avait téléphoné pour lui demander de s’occuper du transmetteur à quatorze heures trente. Quelles avaient été ses activités, entre-temps ?
Et le mardi, après qu’il fut passé à Balliol pour lui laisser un message ? Était-il allé au labo ? Dans un autre pub ? Avait-il rencontré quelqu’un ? Quand Finch le rappellerait pour lui parler de ses derniers démêlés avec les carillonneuses américaines et le papier hygiénique, il le chargerait de demander à tous les individus encore présents à Balliol s’ils n’avaient pas vu le tech.
L’infirmière entra. Dunworthy lorgna les moniteurs et ne releva aucun changement. Badri dormait. La jeune femme saisit des instructions, contrôla le débit des perfusions et tira la couverture. Puis elle alla ouvrir le rideau et demanda, sans le regarder :
— Je vous ai entendu parler d’une certaine Mme Meager, quand vous téléphoniez. J’ai conscience d’être indiscrète, mais ne serait-ce pas la maman de William ?
— Si, répondit-il, surpris. Le connaissez-vous ?
— C’est un de mes amis, dit-elle.
Il la vit rougir sous son masque et se demanda quand ce jeune homme trouvait le temps de lire Pétrarque.
— Éh bien, sa mère est ici, à l’hôpital. Elle est venue lui tenir compagnie à l’occasion des fêtes de fin d’année.
— Je nous croyais en quarantaine.
— Elle a pris le dernier métro.
— William le sait-il ?
— Mon secrétaire tente de l’en informer.
Il s’abstint de parler de la jeune femme de Shrewsbury.
— Il est allé à la bibliothèque Bodléienne, fit-elle. Pour étudier.
Elle déroula le cordon lové autour de sa main et sortit, sans doute pour téléphoner à ladite bibliothèque.
Badri s’agita et murmura un mot incompréhensible. Son visage était empourpré, sa respiration laborieuse.
— Badri ?
Il ouvrit les yeux.
— Où suis-je ?
Dunworthy jeta un coup d’œil aux moniteurs. La fièvre avait baissé et il semblait avoir recouvré en partie ses esprits.
— À l’hôpital. Vous avez eu un malaise dans le labo de Brasenose. Vous en souvenez-vous ?
— Je ne me sentais pas bien. J’avais froid. Je suis allé au pub vous annoncer que j’avais effectué le relèvement…
— Vous m’avez dit que quelque chose clochait, lui rappela Dunworthy. De quoi parliez-vous ? Du décalage ?
— Quelque chose clochait, confirma Badri en essayant de se dresser sur un coude. Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
— Vous êtes malade. Vous avez la grippe.
— Malade ? Je ne suis jamais malade. Ils sont morts, n’est-ce pas ?
— Qui ?
— Je les ai tous tués.
— Avez-vous contaminé quelqu’un ? C’est important. Qui d’autre a ce virus ?
— Virus ? Vous avez dit virus ?
— Oui. Il n’est pas mortel, rassurez-vous. On vous a administré des antimicrobiens et un analogique. Vous serez sous peu sur pied. Savez-vous qui vous a refilé ça ?
— Non, répondit-il en laissant sa tête redescendre sur l’oreiller. Je pensais… Oh !
Il regarda Dunworthy avec angoisse.
— Il se passe quelque chose d’anormal.
Dunworthy tendit la main vers la sonnette.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est anormal ?
Ses yeux étaient exorbités par la peur.
— Je souffre !
Dunworthy sonna. L’infirmière et un interne entrèrent. Ils accomplirent leur rite cruel avec le stéthoscope.
— Il s’est plaint d’avoir froid, dit Dunworthy. Et mal.
— Où ça ? voulut savoir l’interne.
— Ici, dit Badri.
Il désigna le côté droit de sa poitrine.
— Pleurésie inférieure droite, commenta l’interne.
— Chaque inspiration est douloureuse. Il se passe quelque chose d’anormal.
Il n’avait pas dû se référer au relèvement mais à son état de santé. Quel âge avait-il ? On avait commencé à administrer de façon régulière des antiviraux rhinovirus vingt ans plus tôt. Peut-être disait-il la stricte vérité en déclarant qu’il n’avait jamais été malade, peut-être n’avait-il pas eu ne serait-ce qu’un rhume.
— Oxygène ? demanda l’infirmière.
— Ça peut attendre, répondit l’interne en sortant. Commencez par deux cents unités de chloramphénicol.
Elle fit rallonger Badri, suspendit une poche à la potence, s’assura pendant une minute que sa température baissait puis les laissa.
Dunworthy regardait la nuit par la fenêtre. Il pleuvait. Si Badri n’avait jamais eu la moindre maladie, la fièvre et les frissons étaient pour lui une nouveauté angoissante. Il avait simplement voulu l’informer qu’il se passait des choses étranges à l’intérieur de son être.
Dunworthy retira ses lunettes et frotta ses yeux irrités par le produit désinfectant. Il se sentait las. Il avait dit qu’il ne pourrait pas se détendre avant d’avoir obtenu la confirmation que Kivrin était saine et sauve. Badri dormait, à présent que la magie des médecins avait effacé la souffrance. Kivrin devait elle aussi dormir, dans un lit infesté de puces, sept siècles plus tôt. Mais peut-être était-elle éveillée et essayait-elle de donner le change aux gens de cette époque en exhibant ses ongles malpropres, si elle ne s’était pas agenouillée quelque part pour narrer ses aventures à ses mains jointes.
Il devait avoir sommeillé, rêvé que Finch lui téléphonait pour lui annoncer que les Américaines les attaquaient en justice parce qu’elles manquaient de papier hygiénique et que le vicaire avait appelé pour citer les Saintes Écritures :
— Matthieu, 2, 11. « Le gaspillage conduit à la misère. »
Toujours est-il qu’il sursauta quand l’infirmière ouvrit la porte pour l’informer que Mary l’attendait aux Urgences.
Il regarda sa montre. Quatre heures vingt. Badri dormait, d’un sommeil presque paisible. La jeune femme était de faction à l’extérieur, avec le flacon de désinfectant.
L’odeur du produit l’aida à s’éveiller. Il prit l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée. Mary était là, calottée et masquée.
— Nous avons un nouveau cas, dit-elle en lui tendant une T.P. Si vous avez vu cette personne dans la foule, peut-être pourrez-vous la reconnaître.
Il enfila les vêtements avec autant de maladresse que les fois précédentes et il faillit déchirer la blouse lorsqu’il sépara les bandes de velcro.
— Il y avait des douzaines de passants, dans High Street. Et c’est Badri que je suivais des yeux. Je doute de pouvoir identifier qui que ce soit.
— Je sais, dit-elle en le précédant vers les Urgences.
Des brancardiers à l’anonymat préservé par leurs tenues en papier poussaient une civière. Un interne, également en T.P., interrogeait une femme émaciée à l’expression effrayée. Elle portait un imper et un chapeau de pluie ruisselants.
— Mon amie s’appelle Beverly Breen, disait-elle d’une voix fluette. 226 Plover Way, Surbiton. J’ai compris qu’elle n’était pas dans son assiette car elle me soutenait que nous devions prendre le métro pour Northampton.
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