Sa gorge était à vif et elle manquait de souffle, mais l’assassin sursauta et elle sut qu’il l’avait comprise.
— N’ayez crainte, vous allez retourner d’où vous venez.
— Au point de transfert ?
— Asperges me, Domine, hyssope et mundabor.
Asperge-moi d’hysope, ô Seigneur, et je serai purifié.
— Aidez-moi. Je dois retourner là d’où je viens.
— … nominus… disait le prêtre.
Si doucement qu’elle ne put entendre la suite. Quelque chose au sujet de son nom. Elle redressa la tête. Son crâne était étonnamment léger, débarrassé du poids de sa chevelure consumée par les flammes.
— Mon nom ?
— Pouvez-vous me le dire ?
Elle était censée répondre qu’elle s’appelait Isabel de Beauvrier, fille de Messire de Beauvrier qui vivait dans l’East Riding, mais elle avait trop mal à la gorge.
— Je dois retourner là-bas. Ils ignorent où je suis.
— Confiteor deo omnipotenti. Beatae Mariae semper Virgini…
Il récitait le Confiteor. Pourquoi ne renvoyait-il pas le bandit ? Nul n’aurait dû être autorisé à assister à sa confession.
C’était à elle de prier. Elle voulut joindre les mains et en fut incapable, mais le prêtre l’aida et lorsqu’elle se souvint des mots il les dit avec elle.
— Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché. Je confesse à Dieu Tout-Puissant que j’ai péché en pensée, par action et par omission.
— Mea culpa, murmura-t-elle. Mea culpa, mea maxima culpa.
C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute… Non, ce n’était pas ce qu’elle voulait dire.
— Comment avez-vous péché ? demanda le prêtre.
— Péché ?
— Oui. Vous devez avouer toutes vos fautes pour obtenir le pardon divin et être admise dans Son royaume éternel.
Je désirais simplement aller au Moyen Âge, pensa-t-elle. Pour cela, j’ai appris les langages et les usages de l’époque. Je voulais devenir une historienne.
Elle ravala sa salive, comparable à du feu liquide.
— Je n’ai pas péché.
Le prêtre recula et elle craignit de l’avoir irrité.
— J’aurais dû écouter M. Dunworthy, reconnut-elle. J’ai eu tort de m’éloigner du point de transfert.
— In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. Amen, dit le prêtre.
Sa voix était douce, réconfortante. Sa main fraîche se posa sur son front.
— Quid quid deliquisti. Par cette sainte onction…
Il effleura ses yeux, ses oreilles et ses narines.
Ce n’est pas un rituel du sacrement de pénitence, comprit-elle.
— Ne…
— N’ayez pas peur, mon enfant. Puisse le Seigneur vous pardonner vos offenses, dit-il avant d’éteindre le feu qui consumait la plante de ses pieds.
— Pourquoi m’administrez-vous l’extrême-onction ?
Puis elle se souvint qu’elle était sur un bûcher et que M. Dunworthy ne saurait jamais ce qui lui était arrivé.
— Je m’appelle Kivrin. Dites à M. Dunworthy…
— Puissiez-vous voir le Rédempteur avec des yeux bénis par la grâce de la vérité devenue manifeste, disait le prêtre qui s’était métamorphosé en bandit de grand chemin.
— Je vais mourir, n’est-ce pas ?
Il prit sa main et affirma :
— Vous n’avez rien à redouter.
— Ne me laissez pas.
— Je n’en ai pas l’intention, répondit-il derrière le rideau de fumée qui le dissimulait. Puisse Dieu Tout-Puissant avoir pitié de vous, vous pardonner vos péchés et vous conduire à la vie éternelle.
— S’il vous plaît, monsieur Dunworthy, venez me chercher, implora-t-elle alors que les flammes s’élevaient autour d’elle en grondant.
EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(000806–000882)
Domine, mittere digneris sanctum Angelum tuum de caelis, qui custodiat, foveat, protegat, visitet, atque defendat omnes habitantes in hoc habitaculo.
(Pause)
Exaudi orationim meam et clamor meus ad te veniat. [1] Ô Seigneur, daigne envoyer Tes saints anges des cieux, pour garder, chérir, protéger, visiter et défendre tous ceux qui sont réunis dans cette maison.
(Pause)
Exauce ma prière et fais que mon cri parvienne jusqu’à Toi.
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Dunworthy.
— Je gèle.
Il remonta sur les épaules du malade une couverture aussi fine que le papier de sa blouse. Qu’il eût froid n’avait rien d’étonnant.
— Merci, murmura le tech en fermant les yeux.
Dunworthy regarda les moniteurs. La température de Badri restait stable à 39,9°, sa main était brûlante même à travers le gant et ses ongles avaient une étrange coloration bleuâtre. Sa peau semblait plus sombre, elle aussi, et son visage était encore plus émacié que lors de son admission.
La religieuse de faction, une femme dont la silhouette évoquait un peu trop Mme Meager au goût de Dunworthy, vint annoncer d’une voix bourrue :
— La liste de ses contacts directs est là.
Elle désigna le clavier du moniteur de gauche.
Un tableau apparut sur l’écran. Son nom et ceux de Mary et de la sœur figuraient au sommet, avec les lettres T.P. entre parenthèses, sans doute pour indiquer qu’ils avaient porté des tenues protectrices lors de chaque entrevue.
— Défilement, demanda-t-il.
Lundi matin, Badri était allé à Londres afin de préparer un transfert pour le Collège de Jésus. Il avait regagné Oxford à midi, par le métro.
Il était passé voir Dunworthy à quatorze heures trente et ils étaient restés ensemble jusqu’à seize heures. Dunworthy saisit cette information. Le tech lui avait dit qu’il était également allé dans la capitale le dimanche. Il tapa : « Londres — téléphoner à Jésus pour les horaires. »
— Il n’a plus toute sa tête, commenta la religieuse.
Elle contrôla le débit des perfusions, tendit la couverture et ressortit.
Badri s’éveilla et entrouvrit les paupières.
— J’ai quelques questions à vous poser, lui dit Dunworthy. Nous devons savoir qui vous avez approché.
— Kivrin, murmura-t-il. Dans le laboratoire.
— Ce matin. Et auparavant ?
— Non.
— Qu’avez-vous fait, hier ?
— J’ai contrôlé le transmetteur.
— Toute la journée ?
Le tech secoua la tête, ce qui fut à l’origine d’un chapelet de bips et de crêtes sur les graphiques.
— Je suis allé vous voir.
— J’ai lu le mot que vous m’avez laissé. Et ensuite ? Avez-vous vu Kivrin ?
— J’ai repris les calculs de Puhalski.
— Étaient-ils exacts ?
Il fronça les sourcils.
— Oui.
— En êtes-vous certain ?
— Absolument. J’ai fait une vérification et une comparaison.
Dunworthy se sentait soulagé. Les coordonnées spatiales étaient bonnes.
— Et en ce qui concerne le décalage ?
— J’ai mal au crâne. J’ai trop bu, à cette soirée.
— Quelle soirée ?
— Je suis crevé.
— Où êtes-vous allé ? insista Dunworthy qui se comparait à un tortionnaire de l’Inquisition. Quand ? Lundi ?
— Mardi. Trop bu.
Il détourna la tête.
— Reposez-vous. Essayez de dormir.
— Content de vous avoir vu.
Il s’assoupit. Dunworthy partageait son attention entre le tech et les moniteurs. Il pleuvait. Il entendait les gouttes crépiter derrière les rideaux tirés.
L’état de Badri était critique. Dunworthy s’était jusqu’alors trop inquiété au sujet de Kivrin pour s’en rendre compte. Il était mal placé pour adresser des reproches à Montoya et aux autres. Tous avaient des soucis et cette affaire leur compliquait l’existence. Même Mary, qui redoutait une épidémie et envisageait de réquisitionner Bulkeley-Johnson, n’avait pas conscience de l’épreuve que vivait cet homme dont la fièvre frôlait 40° malgré les antiviraux.
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