Le fruit éclaboussa de rouge le toit d’une cellule. Louis eut soudain envie de saliver, et il se sentit pris d’une soif intense.
Elle lui en lança un autre. Celui-là passa plus près. Il aurait pu le toucher s’il avait essayé, mais il aurait aussi fait basculer le cycloplane. Et elle le savait.
Son troisième tir l’atteignit à l’épaule. Il se cramponna des deux mains à son enveloppe de ballon en ruminant de noires pensées.
À ce moment, le cyclo de Nessus se mit à dériver vers eux. Et elle sourit.
Le Marionnettiste était resté caché derrière l’épave en forme de camion. De nouveau la tête en bas, il dérivait obliquement vers la plate-forme d’observation, comme poussé par un courant vagabond. Lorsqu’il passa près de Louis, il demanda « Pouvez-vous la séduire ? »
Louis grogna. Puis, réalisant que le Marionnettiste ne se moquait vraiment pas de lui, il dit : « Je crois qu’elle me prend pour un animal. N’y pensez plus. »
— « Alors, il faut utiliser une tactique différente. »
Louis frotta son front contre le métal froid. Il s’était rarement senti aussi malheureux. « C’est à vous de jouer », dit-il. « Elle ne me considérera jamais comme un égal. Mais vous avez une chance. Elle ne craindra pas votre concurrence, vous êtes trop différent. »
Le Marionnettiste l’avait maintenant dépassé. Il dit quelque chose dans une langue qui ressemblait à celle du prêtre chef de chœur au crâne rasé : la langue sacrée des Ingénieurs.
La jeune fille ne répondit pas. Mais… elle ne souriait pas exactement, les coins de sa bouche semblaient incurvés légèrement vers le haut, et ses yeux paraissaient plus vifs.
Nessus devait utiliser le tasp à basse puissance. Très basse.
Il parla de nouveau, et cette fois elle répondit. Sa voix était fraîche et musicale et, si elle paraissait impérieuse, c’est que Louis était prédisposé à l’entendre ainsi.
La voix du Marionnettiste devint identique à celle de la jeune fille.
Ils engagèrent alors une leçon de langues étrangères.
Pour Louis Wu, en équilibre au bord d’une chute mortelle, ce n’était pas très passionnant. Il saisit un mot çà et là. À un certain moment, elle lança à Nessus un des fruits orange, et ils établirent que c’était un thrumb . Nessus le garda.
Elle se leva soudain et sortit.
« Alors ? » demanda Louis.
— « Elle a dû se lasser », dit Nessus. « Elle n’a donné aucun avertissement. »
— « Je meurs de soif. Puis-je avoir ce thrumb ? »
— « Thrumb est la couleur de la peau, Louis. » Il amena son cyclo contre le sien et lui tendit le fruit.
La soif de Louis était juste assez intense pour lui faire lâcher prise d’une main. Cela signifiait qu’il devait mordre dans la peau épaisse et la déchirer avec ses dents. Il atteignit enfin la chair du fruit. C’était ce qu’il avait goûté de meilleur depuis deux cents ans.
Quand il l’eut presque fini, il demanda : « Va-t-elle revenir ? »
— « Nous pouvons l’espérer. J’ai utilisé le tasp à basse puissance, de façon à l’affecter au-dessous du niveau conscient. Il lui manquera. L’attirance deviendra plus forte à chaque fois qu’elle me verra. Louis, nous devrions la rendre amoureuse de vous. »
— « N’y pensez pas. Elle me prend pour un indigène, un sauvage. Ce qui pose la question qu’est- elle ? »
— « Je ne pourrais le dire. Elle n’a pas essayé de le cacher, mais elle n’en a rien dit non plus. Je ne connais pas assez la langue. Pas encore. »
Nessus avait atterri dans le fond obscur de la fosse. Privé de l’intercom, Louis essaya de voir ce qu’il faisait. Il finit par y renoncer.
Beaucoup plus tard, il entendit des pas. Sans clochettes, cette fois.
Il mit ses mains en porte-voix et appela : « Nessus ! »
Le son se répercuta sur les murs, pour se concentrer à la pointe du cône avec une amplitude terrifiante. Le Marionnettiste fit un bond, enfourcha son cyclo et décolla ou, plus vraisemblablement, « releva l’ancre ». Il avait sans doute laissé son moteur tourner pour maintenir le cyclo au sol contre l’attraction du champ capteur. Il se contenta de couper le moteur.
Il avait repris place parmi les épaves flottantes lorsque les pas s’arrêtèrent quelque part au-dessus d’eux.
« Que tanj fait -elle ? » chuchota Louis.
— « Patience. On ne peut pas espérer qu’elle soit conditionnée par une seule séance de tasp à basse puissance. »
— « Essayez de faire entrer dans vos têtes de bois sans cervelles que je ne peux pas garder indéfiniment mon équilibre ! »
— « Il le faut pourtant. Que puis-je faire en attendant ? »
— « De l’eau », dit Louis, la langue sèche comme un morceau d’amadou. « Il me faut de l’eau. »
— « Vous avez soif ? Mais comment puis-je vous donner de l’eau ? Si vous tournez seulement la tête, vous risquez de perdre l’équilibre. »
— « Je sais. N’y pensez plus. » Louis frissonna. Étrange, que Louis Wu, l’astronaute, eût le vertige. « Comment va Parleur ? »
— « J’ai peur pour lui, Louis. Il y a trop longtemps qu’il est inconscient. »
— « Tanj, tanj… »
Bruit de pas.
Elle devait avoir la manie de changer de vêtements, pensa Louis. Ce qu’elle portait maintenant était tout en plis superposés, orange et verts. Pas plus que les parures précédentes, celle-ci ne révélait ses formes.
Elle s’agenouilla au bord de la plate-forme d’observation, les fixant d’un regard froid. Louis se cramponna à son radeau de métal et attendit les événements.
Il la vit s’adoucir. Ses yeux devinrent rêveurs, les coins de sa bouche se relevèrent.
Nessus parla.
Elle sembla réfléchir. Elle dit quelque chose qui était peut-être une réponse.
Puis elle sortit.
« Alors ? »
— « Nous allons voir. »
— « Je n’en peux plus d’attendre. »
Le cycloplane du Marionnettiste se retourna soudain. Il se mit à dériver vers la plate-forme d’observation, contre laquelle il buta comme une barque à l’appontement.
Nessus descendit gracieusement à terre.
La jeune fille vint à sa rencontre. Ce qu’elle tenait de la main gauche devait être une arme. Mais, de l’autre main, elle toucha les têtes du Marionnettiste, hésita, puis laissa courir ses ongles le long de son épine dorsale.
Nessus émit un son de ravissement.
Elle fit demi-tour et gravit les marches. Pas une seule fois elle ne se retourna. Elle semblait sûre que Nessus la suivrait comme un chien ; ce qu’il fit.
Bon. Sois obséquieux. Gagne sa confiance.
Mais dès que le chœur étrange de leurs pas se fut éteint, le bloc de cellules devint une tombe terrifiante.
Parleur se trouvait à dix mètres de lui, dans la mer de métal. Quatre doigts noirs matelassés et une touffe de fourrure orange apparaissaient entre les ballons verts de secours. Louis n’avait aucun moyen de se rapprocher. Le Kzin était peut-être déjà mort.
Parmi les os blanchis qui jonchaient le sol se trouvaient au moins une douzaine de crânes. Les os, le temps, le métal rouillé, le silence. Louis Wu, cramponné à son cyclo, attendait que ses forces l’abandonnent.
Quelques minutes plus tard, alors qu’il somnolait, quelque chose changea. Son équilibre fut modifié…
La vie de Louis dépendait de son équilibre. La désorientation momentanée le rendit rigide de panique. Il regarda autour de lui d’un air affolé, ne bougeant que les yeux.
Autour de lui, les véhicules métalliques étaient immobiles. Mais quelque chose bougeait…
Читать дальше