Il y en avait un. Parleur lui dépiauta son morceau, puis en coinça le sabot dans une marche brisée, se recula et fit rôtir la viande à l’aide de la lampe laser, haute intensité et grand champ.
— « La viande n’est pas fraîche », dit-il d’un air de doute, « mais la brûler n’est pas une solution. »
— « Comment va Nessus ? Est-il prisonnier ou contrôle-t-il la situation ? »
— « Il la contrôle partiellement, je pense. Regardez là-haut. »
Pareille à une minuscule silhouette de poupée, la jeune fille était assise sur la plate-forme d’observation, les pieds pendants ; son visage et son crâne inclinés faisaient une tache blanche.
« Vous voyez ? Elle ne veut pas le perdre de vue. »
Louis estima que la viande était prête. Il mangea sous le regard impatient de Parleur, mastiquant doucement chaque bouchée. Mais il avait l’impression de manger comme une bête vorace. Il avait faim.
Pour en épargner la vue au Marionnettiste, ils jetèrent les os sur la ville par la fenêtre brisée. Ils se retrouvèrent autour du cycloplane de Nessus.
« Elle est partiellement conditionnée », dit celui-ci. Il avait du mal à respirer… peut-être les odeurs de viande crue ou brûlée. « Elle m’a appris pas mal de choses.
— « Savez-vous pourquoi elle nous a pris au piège ? »
— « Oui, et plus. Nous avons eu de la chance. Elle est astronaute et elle faisait partie de l’équipage d’une navette spatiale. »
— « Dans le mille ! » s’écria Louis Wu.
21. LA FILLE DE PAR-DELA LE BORD DU MONDE
« Elle s’appelait Halrloprillalar Hortufan. Elle avait voyagé à bord de la navette spatiale… Pionnier » , traduisit Nessus après une légère hésitation… « depuis deux cents ans. »
Le Pionnier desservait quatre soleils et leurs systèmes dans un cycle, de vingt-quatre ans : cinq planètes à oxygène et l’Anneau-Monde. L’« année » utilisée était une mesure traditionnelle qui n’avait rien à voir avec l’Anneau-Monde. Elle devait correspondre à l’orbite de l’une des planètes abandonnées.
Deux des cinq mondes du Pionnier avaient été surpeuplés avant qu’on ne construise l’Anneau-Monde. Ils étaient maintenant abandonnés comme les autres, envahis de végétation sauvage et de débris de villes croulantes.
Halrloprillalar avait accompli huit fois le voyage. Elle savait que sur ces mondes croissaient des plantes ou des animaux qui n’avaient pas pu s’adapter sur l’Anneau-Monde à cause de l’absence de cycles saisonniers. Certaines plantes étaient des épices. Certains animaux servaient de nourriture. À part cela… Halrloprillalar ignorait ou n’était pas intéressée.
Son travail n’avait rien à voir avec la cargaison.
« Elle ne s’occupait pas non plus de la propulsion ni de la subsistance. Je n’ai pas pu savoir ce qu’elle faisait exactement », dit Nessus. « L’équipage du Pionnier comptait trente-six personnes. Ce qui était certainement superflu. Je ne pense pas qu’elle ait pu remplir une tâche complexe ou indispensable au bon fonctionnement du vaisseau ou de l’équipage. Elle n’est pas très intelligente, Louis. »
— « Avez-vous pensé à demander quelle était la proportion des sexes, à bord du vaisseau ? Combien y avait-il de femmes ? »
— « Elle me l’a dit. Trois. »
— « Alors, ne cherchez plus quelle était leur profession. »
Deux cents ans de voyage, de sécurité, d’aventure. Puis, à la fin de son huitième voyage, l’Anneau-Monde avait refusé de répondre aux appels du Pionnier.
Le canon électromagnétique ne fonctionnait plus.
Aussi loin que l’indiquaient les télescopes, aucun spatioport ne montrait un signe quelconque d’activité.
Les cinq planètes du Pionnier n’étaient pas équipées de canons électromagnétiques pour le freinage. Le Pionnier transportait du carburant à cet usage, condensé en route à partir de l’hydrogène interstellaire. Le vaisseau pouvait atterrir… mais où ?
Pas sur l’Anneau-Monde. Les défenses antimétéores les auraient anéantis.
Ils n’avaient pas reçu la permission d’atterrir sur la saillie du spatioport. Là, quelque chose n’allait pas .
Retourner vers l’un des mondes abandonnés ? Ce qui revenait à fonder un nouveau monde-colonie, avec trente-trois hommes et trois femmes ?
« Ils étaient prisonniers de leur routine, mal préparés pour prendre une telle décision. Ils ont paniqué », dit Nessus. « Ils se mutinèrent. Le pilote du Pionnier parvint à s’enfermer dans le poste de pilotage assez longtemps pour poser le vaisseau sur la saillie du spatioport. Ils le tuèrent pour avoir risqué leurs vies », dit Halrloprillalar. « Je me demande s’ils ne l’ont pas tué en vérité pour avoir violé la tradition, pour avoir atterri sur fusées et sans permission officielle. »
Louis sentit des yeux sur lui. Il regarda vers le haut.
La fille astronaute les observait toujours. Et Nessus la regardait d’un œil, le gauche.
C’était donc la tête gauche qui recelait le tasp. Et voilà pourquoi Nessus avait constamment gardé la tête levée. Elle ne voulait pas perdre Nessus de vue, et il ne voulait pas la laisser hors de l’emprise délicieuse du tasp.
« Après le meurtre du pilote, ils quittèrent le vaisseau », continua Nessus. « C’est alors qu’ils apprirent l’étendue du mal que leur avait causé le pilote. Le brone cziltang était inerte, brisé. Ils étaient échoués du mauvais côté d’un mur haut de quinze cents kilomètres.
» Je ne connais pas l’équivalent de brone cziltang en interworld ou dans la Langue Héroïque. Je peux seulement vous expliquer ce qu’il fait ; et c’est crucial pour nous tous. »
— « Expliquez », dit Louis Wu.
Les Ingénieurs de l’Anneau-Monde avaient conçu celui-ci à l’épreuve des pannes. Sous de nombreux aspects, ils semblaient avoir prévu la chute de la civilisation et agi dans ce sens, comme si les cycles successifs de culture et de barbarie étaient le destin naturel de l’Homme. La structure complexe de l’Anneau-Monde ne faillirait pas en cas de négligence. Les descendants des Ingénieurs pourraient oublier comment entretenir les sas et les canons électromagnétiques, comment déplacer des planètes et construire des voitures volantes ; la civilisation pouvait disparaître, l’Anneau-Monde survivrait.
Les défenses antimétéores, par exemple, étaient si absolument sûres que Halrloprillalar…
« Appelez-la Prill », suggéra Louis.
… que Prill et son équipage n’ont jamais douté qu’elles fonctionnaient.
Et le spatioport ? Que se passerait-il si quelque idiot laissait les deux portes du sas ouvertes ?
Il n’y avait donc pas de sas ! À sa place, il y avait le brone cziltang. Cet appareil émettait un champ qui rendait la structure de charpente de l’Anneau — et donc le parapet — perméable à la matière. Une certaine résistance subsistait. Tant que le brone czittang fonctionnait…
« Générateur d’osmose », suggéra Louis.
— « Peut-être. Je suspecte brone d’être un modificateur, probablement avec un sens obscène. »
… l’air filtrait, mais lentement, tant que le générateur d’osmose fonctionnait. Les hommes pouvaient traverser, dans leur combinaison pressurisée, comme s’ils avaient marché contre un vent régulier. Les machines et les masses importantes étaient tirées par des tracteurs.
— « Et l’air respirable pressurisé ? » demanda Parleur. Mais ils le fabriquaient à l’extérieur, à l’aide des transmuteurs !
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