Quinn parla. Il n’est point porté sur la farce et ne lança que deux ou trois plaisanteries de pure forme auxquelles chacun sut répondre avec tact. Puis il abordables choses sérieuses : l’avenir de New York, l’avenir des États-Unis, l’avenir de l’humanité au cours du prochain siècle. L’an 2000, affirma Quinn, revêt une immense valeur symbolique. C’est littéralement le seuil d’un nouveau millénaire. Puisque le Grand Compteur va tourner, effaçons l’ardoise, repartons à zéro, gardons en mémoire, mais ne répétons point, les terribles erreurs du passé. Au xx » siècle nous sommes sortis victorieux de l’épreuve par le feu, nous avons subi l’estrapade, l’écartèlement, les tenailles des bourreaux. Nous avons frôlé la destruction de toute vie sur Terre. Nous nous sommes trouvés face à l’éventualité d’une famine, d’une misère universelle. Follement, inéluctablement, nous avons plongé dans des décennies de troubles politiques, nous étions victimes de nos appétits, de nos peurs, de nos haines, de notre ignorance. Mais maintenant que nous contrôlons l’énergie solaire, que la population s’accroît moins vite, que nous réalisons un équilibre harmonieux entre l’expansion économique et la sauvegarde de l’environnement, le temps est venu pour nous d’édifier la société parfaite – monde où prévaudra la raison, où triomphera le bon droit, où nous réaliserons le plein épanouissement du potentiel humain.
Et cetera, et cetera. Une vision enchanteresse de l’ère prochaine. Noble rhétorique, surtout chez un maire de New York, beaucoup plus attaché par tradition aux principes grégaires et aux remous des syndicats qu’aux destinées de l’homme. On eût fort bien pu mépriser de telles phrases, n’y voir qu’élégante fanfaronnade – mais non ! Impossible. Elles prenaient un sens qui allait au-delà du thème choisi : ce que nous entendions constituait le premier coup de clairon d’un futur leader à l’échelle mondiale. Quinn était là, debout, semblant plus grand que sa taille, visage empourpré, regard brillant, bras croisés dans l’attitude caractéristique de la force tranquille, faisant mouche à tout coup avec ses phrases sonores…
« … puisque le Grand Compteur va tourner, effaçons l’ardoise… »
« … nous sommes sortis victorieux de l’épreuve par le feu… »
« … le temps est venu pour nous d’édifier la société parfaite… »
La Société Parfaite. Je perçus le déclic, le bourdonnement, et ce bruit n’indiquait pas tant la saute du compteur que l’énoncé d’un slogan nouveau. Point n’était besoin d’être grand stochasticien pour augurer que nous entendrions encore beaucoup de choses sur cette société parfaite d’ici le jour où Paul Quinn en aurait fini avec nous.
Et il vous subjuguait, bon Dieu ! Moi qui avais hâte de filer pour me livrer aux prouesses prévues, je restais assis, sans broncher, frappé d’extase, et de même tous ces politiciens ivres, tous ces nababs drogués – jusqu’aux serveurs, qui avaient arrêté le tintamarre des plats pendant que la voix superbe de Quinn roulait d’un bout à l’autre de la salle.
Depuis notre première rencontre chez Sarkosian, je le voyais croître en force, en assurance, comme si cette montée régulière affermissait en lui son autosatisfaction et détruisait les restes de timidité qu’il pouvait garder. À présent, rayonnant dans le faisceau lumineux des projecteurs, il semblait un véhicule recélant quelque énergie cosmique. Par lui, émanant de lui, il y avait là une force irrésistible qui m’ébranlait en profondeur. Nouveau Roosevelt ? nouveau Kennedy ? Je frémis. Nouveau Charlemagne, nouveau Mahomet… peut-être nouveau Gengis Khan ?
Il termina par un geste large. Nous étions levés, nous hurlions, nous n’avions plus besoin de l’orchestration donnée par Mardokian, les journalistes couraient chercher leurs cassettes, les durs applaudissaient à tout rompre, scandaient les mots « Maison-Blanche ! », des femmes pleuraient, Quinn en sueur recevait notre hommage avec une joie tranquille – et ce soir-là j’ai entendu les premiers grondements du Jaggernaut résonner à travers les États-Unis.
Il fallut compter une heure de plus avant que Sundara, Friedman, Catalina et moi puissions quitter l’immeuble. Vite à la capsule, vite chez nous. Silences insolites s’établissant d’eux-mêmes. Quatre personnages avides de goûter à « ça », mais les conventions prévalent encore pour un temps, et l’on affecte une certaine froideur. Surtout, il y a Quinn qui nous a coupé le souffle. Nous sommes si pleins de lui, de ses phrases sonores, de sa présence, qu’il a fait de nous quatre des zéros, des chiffes, des êtres sans âme, des idiots. Nul ne prendra l’initiative d’un premier geste. Bavardage sporadique, cognac, drogue. Visite de l’appartement. Sundara et moi montrons nos tableaux, nos sculptures, nos objets primitifs, notre panorama qui s’étend jusqu’à l’horizon de Brooklyn. Nous nous sentons moins gênés, mais il n’y a toujours pas d’attirance sexuelle. Ce plaisir érotique anticipé qui était né trois heures plus tôt a totalement-disparu sous l’impact du discours de Quinn. Hitler fut-il un moment orgasmique ? Et César ? Nous nous vautrons sur l’épais tapis neigeux. Encore du rhum. Et de la drogue. Quinn, Quinn, Quinn – au lieu de sexe, nous parlons élections. À la fin, c’est Friedman qui, véritablement contraint, fait glisser ses doigts sur la cheville de Sundara, remonte jusqu’au mollet. Le signal. Nous voulons forcer notre appétit. « Il doit se présenter l’an prochain », affirme Catalina Yarber, et elle manœuvre ostensiblement pour que sa jupe fendue bâille, révélant un ventre plat et une touffe pubienne dorée. « Leydecker a déjà sa désignation toute cuite », objecte Friedman qui, devenant plus hardi, caresse les seins de Sundara. J’ai actionné le réducteur d’éclairage et branché le rhéostat afin d’obtenir une lumière psychédélique. Çà et là, partout, en tourbillons, dansent les petites flammes de la magie. Yarber m’offre un nouveau tube de drogue. « Elle vient du Sikkim. La meilleure que l’on puisse trouver. (Puis elle répond à Friedman :) Leydecker est favori, je le sais, mais Quinn peut l’éliminer s’il s’en donne la peine. Pas question d’attendre plus longtemps. » J’aspire une profonde bouffée, et la poudre indienne branche un générateur atomique dans mon cerveau. « L’an prochain, ce serait prématuré, dis-je. Quinn s’est montré extraordinaire aujourd’hui, mais le temps nous manque pour l’imposer à tout le pays en quelques mois à partir de novembre. N’importe comment, Mortonson est sûr d’être élu. Laissons Leydecker se casser le nez contre lui. Nous ferons triompher Quinn en 04. » J’aurais volontiers révélé notre stratégie de candidature feinte pour la vice-présidence, mais Sundara et Friedman s’étaient noyés dans les ombres et Catalina ne s’intéressait soudain plus aux luttes politiques.
Nos vêtements allèrent choir un peu partout. Son corps était impeccable, musclé, velouté comme celui d’un jeune enfant, ses seins plus lourds que je ne croyais, sa taille plus fine. Elle avait gardé son médaillon, l’emblème de la Religion transitiste fixé contre sa cuisse. Ses yeux brillaient, mais sa chair était froide et sèche, les pointes de ses seins nullement durcies. Quelles qu’aient pu être ses pensées, il n’y entrait certes pas un irrésistible désir charnel pour Lew Nichols. Ce que j’éprouvais à son égard était simple curiosité, et vague envie de forniquer. Nul doute qu’elle ne ressentît pas autre chose pour moi. Nous mêlâmes nos corps, joignîmes nos lèvres, nos langues se taquinèrent. C’était tellement impersonnel que j’eus peur de ne pouvoir prouver ma virilité. Mais les réflexes familiers prirent le dessus, les vieux mécanismes toujours prêts à fonctionner firent affluer le sang dans mon bas-ventre et j’obtins le raidissement qu’il fallait. « Viens, chuchota-t-elle. Viens naître en moi. » Phrase étrange. Formule transitiste, comme je l’appris plus tard. Je m’arquai au-dessus d’elle, ses cuisses minces et robustes me saisirent, et je la pénétrai.
Читать дальше