Robert Silverberg - L'homme stochastique

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Prévoir l'avenir. Un vieux rêve de l'humanité.
Irréalisable scientifiquement ? Voire. Car les progrès des méthodes prévisionnelles, statistiques et autres, confondues dans un art baptisé stochastique, permettent à quelques-uns de jouer les prophètes.
Ainsi en est-il pour Lew Nüchols, spécialiste de l'art d'emmagasiner et de trier les informations, de dire même ce qu'il faut faire pour réduire l'intervalle d'incertitude entre la prévision et la réalité future.
Intervalle irréductible.
Sauf pour Carjaval, l'homme qui sait absolument tout de l'avenir. Jusqu'à l'heure et la circonstance de sa mort — Carjaval, prophète de l'homme à venir, l'homme stochastique.
Robert Silverberg a écrit ici un étrange roman où la liberté, la nécessité et les probabilités se livrent dans l'avenir proche à un ballet redoutable avec l'amour, le pouvoir et la mort.

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Friedman s’esclaffa.

— Où l’avez-vous connue ?

— En Californie.

— Peut-on en trouver d’autres comme elle, là-bas ?

— Elle est unique, affirmai-je. Au même titre que moi, que vous, que Yarber. On ne fabrique pas les gens sur un modèle standard, Friedman. Et maintenant, le petit déjeuner vous intéresse-t-il ?

Il bâilla.

— Si nous voulons renaître à un niveau supérieur, nous devons nous purifier des appétits charnels. Ainsi l’ordonne la Religion transitiste. Pour commencer, je vais mortifier ma chair en refusant le petit déjeuner.

Ses paupières se fermèrent et il partit au pays des rêves.

Je mangeai seul, puis regardai le jour affluer de l’Atlantique vers nous. J’allai ensuite chercher le Times (édition du matin) quand il sortit de la boîte aux lettres. J’eus le plaisir de constater que le discours de Quinn occupait la première page, sous la pliure, mais avec photo sur deux colonnes. LE MAIRE QUINN LANCE UN APPEL AU POTENTIEL HUMAIN. Telle était la manchette, sensiblement en deçà du ton habituellement mordant utilisé par le journal. L’allusion à la Société Parfaite figurait en sous-titre, et les vingt premières lignes reproduisaient plusieurs phrases bien sonores. Puis le compte rendu sautait à la page 21, avec le texte intégral dans un encadré. Je m’aperçus bientôt que je lisais pour de bon et ne tardai pas à me demander comment j’avais pu être aussi bouleversé, car le discours une fois imprimé semblait privé d’âme. Ce n’était que prouesse verbale, une suite de phrases ronflantes n’offrant aucun programme, aucune suggestion concrète. Et dire que la veille, il résonnait en moi comme un chant inspiré d’Utopie ! Je frissonnai. Quinn ne nous fournissait guère plus qu’une armature : c’était moi qui comblais les vides, qui y disposais tous mes rêves de réformes sociales, de grand changement à l’aube du troisième millénaire. Le morceau de bravoure de Quinn avait été pure séduction, une force élémentaire agissant sur nous du haut de l’estrade. Ainsi en allait-il pour tous les grands meneurs d’hommes. La denrée qu’ils ont à vendre, c’est leur personnalité. Les idées tout court, on les laisse aux inférieurs.

Peu après 8 heures, le téléphone sonna. Mardokian voulait faire distribuer mille vidéobandes du discours aux organisations néo-démocrates de tout le pays. Qu’est-ce que j’en pensais ? Lombroso annonçait cinq cent mille messages en faveur d’une candidature-qui-restait-encore-imaginaire, messages tombés dans notre escarcelle à la suite du discours. Missakian, Ephrikian… Sarkosian…

Lorsque je finis par obtenir un moment de tranquillité, je sortis de mon bureau, pour trouver Catalina Yarber en simple corsage et chaîne de cuisse, qui besognait à tirer Friedman de l’inconscience. Elle m’adressa un sourire entendu.

— Je pense que nous nous reverrons souvent, dit-elle d’une voix chaude.

Ils prirent congé bientôt. Sundara dormait toujours. Il y eut d’autres appels téléphoniques. D’un bout à l’autre du pays, le discours de Quinn produisait des remous. À la fin, ma bien-aimée se réveilla, nue, délicieuse, tout engourdie mais parfaite dans sa beauté.

— Je voudrais en savoir davantage sur le Transitisme, dit-elle.

14

Trois jours plus tard, rentrant à la maison, je fus estomaqué de voir Sundara et Catalina nues l’une comme l’autre et agenouillées côte à côte sur le tapis du living-room. Combien elles paraissaient belles en cette minute – la blanche silhouette près de ma statue de bronze, les courts cheveux dorés et la cascade de mèches noires. L’atmosphère était chargée d’aromates, et les deux femmes psalmodiaient des litanies. « Chaque chose passe », entonnait Yarber, et Sundara répétait : « Chaque chose passe. » Une chaînette enserrait le velours de sa cuisse gauche sur laquelle était fixé le médaillon, emblème de la Religion transitiste.

Elles observèrent à mon égard une attitude polie, très « faites-comme-si-nous-n’étions-pas-là », et poursuivirent leurs litanies qui constituaient manifestement une sorte de long catéchisme. J’aurais cru qu’elles se lèveraient à un moment donné et iraient s’isoler dans la chambre – mais je me trompais : la nudité faisait simplement partie des rites. Quand l’enseignement fut terminé, chacune remit ses vêtements, puis elles prirent le thé en causant comme de vieilles amies. Le même soir, lorsque j’avançai la main vers Sundara, mon épouse me dit doucement qu’elle ne pourrait faire l’amour. Non qu’elle ne ferait pas, ni qu’elle ne voulait pas, mais qu’elle ne le pourrait pas. À croire qu’on l’avait plongée dans un bain de pureté qu’il ne fallait point souiller par la luxure.

Ainsi débuta sa conversion à la Foi transitiste. Il n’y eut d’abord que la méditation du matin : dix minutes de silence. Ensuite vinrent les lectures vespérales, tirées de mystérieuses brochures mal imprimées sur papier bon marché. Au cours de la deuxième semaine, Sundara m’annonça qu’elle assisterait tous les mardis à une réunion en ville : pouvais-je me passer d’elle ? Ces nuits du mardi furent donc également pour nous des nuits d’abstinence. Elle semblait lointaine, préoccupée, accaparée par sa conversion. Même son travail, la galerie d’art qu’elle dirigeait avec une réelle compétence, n’existait pratiquement plus à ses yeux. Je la soupçonnais d’aller retrouver Catalina en ville, et à juste titre, quoique, dans ma candeur d’Occidental matérialiste, je voyais là une simple toquade, des rendez-vous à l’hôtel pour intermèdes de caresses épicées et de cunnilingui, alors qu’au vrai c’était bien plus son esprit que sa chair qui se trouvait enflammé. De vieux amis m’avaient depuis longtemps prévenu : choisis une Hindoue, et tu feras bientôt tourner un moulin à prières du soir au matin, tu deviendras végétarien, tu chanteras des hymnes à Krishna. Je ne faisais qu’en rire. Sundara était américaine, occidentale, elle gardait les pieds sur terre. Mais maintenant, je voyais ses gènes sanscrits prendre leur revanche.

Bien sûr, le Transitisme n’était pas hindou – plutôt un mélange de bouddhisme et de fascisme, un mijotis de zen, de tantrisme, de platonisme, de gestaltisme, d’économie poundienne avec je ne sais quoi encore. Ni Krishna, ni Allah, ni Jéhovah, ni aucun autre dieu n’avait place dans ses dogmes. Il était né du côté de Sacramento, six ou sept ans plus tôt, produit typique de la Folle Décennie 90 qui faisait suite aux Élucubrations des années 80 et aux Horreurs de la Période 70. Ardemment prêché par des prosélytes convaincus, il avait vite gagné des pays moins évolués tels que les États de la côte nord-est.

La nuit où elle et moi faisions l’amour, Catalina Yarber avait trouvé moyen de m’exposer en cinq minutes presque tous ses dogmes fondamentaux. Ce monde est sans importance, professent les adeptes du Transitisme. Notre passage y est de très brève durée, un court cheminement vite effectué. Nous le traversons, nous y naissons à nouveau, nous le traversons encore et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous soyons libérés de la roue du karma et nous enfoncions dans le bienheureux anéantissement qu’est le nirvâna, quand nous ne faisons plus qu’un avec le cosmos. Ce qui nous retient sur la roue est l’attachement à notre moi : nous sommes esclaves d’objets, de besoins, de plaisirs, d’autosatisfaction. Tant que nous gardons ce moi qui exige d’être assouvi, nous renaissons toujours et toujours dans notre misérable sphère de boue. Si nous voulons progresser, nous élever pour atteindre enfin le degré suprême, il nous faut purifier notre esprit dans le creuset du renoncement.

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