Toutes choses qui sont bien issues de la théologie orthodoxe des Orientaux, dira-t-on. Oui, mais le ressort nouveau fourni par le Transitisme est l’accent mis sur la volatilité et la mutabilité. La transition est tout. Le changement est l’essentiel. La stase tue. L’état solide mène à de nouvelles naissances désagréables. La foi transitiste tend vers le changement continu, vers un flux perpétuel des esprits qui coulent comme du vif-argent. Elle préconise une attitude déroutante, voire excentrique. Voilà le grand mot : l’éloge, la sanctification de la folie. Le monde est un perpétuel écoulement. Nous ne pourrons nager deux fois dans la même rivière, il nous faut suivre le courant, nous abandonner, être souples, protéiformes, kaléidoscopiques, mercuriens, admettre cette notion que la permanence est une affreuse tromperie, que tout, y compris nous-mêmes, se trouve dans un état de transition vertigineuse qui n’aura pas de fin. Mais bien que l’univers soit fluide et fantasque, nous ne sommes nullement condamnés à souffler sur ses braises. Non, nous dit-on : puisque rien n’est déterminant, puisque rien n’est inéluctablement préétabli, tout est à portée de notre contrôle individuel. Nous sommes les façonneurs de nos destinées, nous sommes libres de saisir le vrai et d’exercer une action sur lui. Où est le Vrai ? Dans le fait que nous devons choisir de n’être pas nous-mêmes, qu’il nous faut rejeter notre propre image trop rigidement bâtie, car c’est seulement par le courant sans obstacles des pratiques transitistes que nous pouvons rompre les liens de notre moi qui nous tiennent attachés à des états d’un niveau inférieur.
Pour ma part, cette doctrine constituait une menace. Je ne suis jamais à mon aise dans le chaos. Je crois à l’ordre, à la possibilité de prédire. Mes dons de clairvoyance, ma stochastique innée s’appuient sur le principe qu’il existe des schémas, des probabilités. Je préfère soutenir que s’il n’est pas prouvé qu’une théière mise sur le feu va bouillir, ou qu’un caillou lancé en l’air retombera, ces effets restent malgré tout on ne peut plus vraisemblables. À mon sens, les transitistes voulaient abolir ce postulat. Obtenir du thé glacé sur un fourneau résumait leur idéal.
En attendant, rentrer chez moi était maintenant une aventure pleine d’imprévu.
Une fois, je trouvai le mobilier disposé autrement. Chaque meuble. Tout était changé de place, tous nos effets calculés avec tant d’amour détruits. Trois jours plus tard, ce fut encore différent – et pire de surcroît. Je ne fis pas la moindre réflexion dans les deux cas. Au bout d’une semaine, Sundara remit l’appartement tel qu’il était avant.
Elle se teignit les cheveux en rouge. Le résultat fut une abomination.
Ensuite (l’affaire de huit jours), Sundara dorlota un chat blanc qui louchait.
Elle me pria de l’accompagner à l’une de ses réunions nocturnes, mais quand j’eus dit oui elle annula notre rendez-vous une heure avant notre départ prévu et alla seule rejoindre les Transitistes, sans un mot d’explication.
Elle était entre les mains des apôtres du chaos. L’amour fait naître la patience : je me montrais donc patient avec Sundara. Quelle que fut la manière dont elle voulait livrer bataille à l’immobilisme, je patientais. Ce n’est qu’une mauvaise période, me disais-je. Rien qu’une mauvaise période.
Le 9 mai 1999, entre 4 et 5 heures du matin, je rêvai que le contrôleur d’État Gilmartin tombait sous les balles d’un peloton d’exécution. Je puis préciser la date et l’instant, car ce fut un cauchemar tellement réaliste, tellement analogue aux informations de 23 heures se déroulant sur l’écran de mon esprit, qu’il me tira du sommeil, et que je marmottai une brève note orale dans mon magnétophone de chevet. J’ai appris depuis longtemps à garder trace de ces rêves qui vous font si forte impression, car ils se révèlent fréquemment prémonitoires. Le pharaon qui employait Joseph rêva qu’il se tenait au bord d’un fleuve d’où émergeaient sept vaches grasses et sept vaches maigres. Calpurnia vit le sang couler sur la statue de son époux César, la nuit qui précéda les Ides de Mars. Abraham Lincoln rêva qu’il entendait des pleurs de personnes affligées. Puis il descendait l’escalier, pour trouver un catafalque dans le Salon Est de la Maison-Blanche, des soldats formant une garde d’honneur, un corps drapé de voiles funèbres étendu sur le cercueil, une foule de gens en larmes.
« Qui donc est mort à la Maison-Blanche ? » demande alors Lincoln – et on lui répond que c’est le Président, tué par un assassin.
Bien avant que Carvajal fût entré dans ma vie, j’ai su que les filins de l’avenir sont peu solides, que des radeaux de temps rompent leurs amarres et dérivent sur l’immense océan, portés par des courants contraires jusqu’à nos esprits endormis.
J’avais vu Gilmartin, replet, livide, en sueur. Un homme plutôt grand, visage rond, yeux bleus, traîné jusqu’au milieu d’une cour déserte accablée sous un soleil impitoyable où les ombres formaient un contraste brutal. Je l’avais vu se débattre, ruer, gémir, supplier, protester de son innocence. Les soldats alignés, puis levant leurs fusils. La silencieuse, la longue, longue minute pour viser. Gilmartin haletant, priant, pleurant, retrouvant finalement une parcelle de dignité, se tenant plus droit, épaules rejetées en arrière. L’ordre sec, la détonation des fusils, le soubresaut, le corps qui se contorsionne affreusement, s’effondre, pèse dans les liens…
Mais qu’allais-je tirer de tout cela ? Une promesse de difficultés pour Gilmartin, qui en avait causé lui-même à l’administration de Quinn et que je n’aimais guère – ou simplement l’espoir qu’elles se produisent ? Un complot d’assassinat peut-être ? Les assassinats avaient été monnaie courante dans les années 90, plus fréquents même qu’à la sinistre époque Kennedy, mais j’estimais que cette mode était une nouvelle fois passée. Qui, d’ailleurs, voudrait supprimer un vulgaire rond-de-cuir comme ? Gilmartin ? Peut-être était-ce la simple prémonition qu’il allait trépasser de mort naturelle ? Mais Gilmartin se vantait d’avoir une santé de fer. Un accident ? Ou bien une mort au figuré : poursuite judiciaire, scandale, mise en accusation ?
Je ne voyais comment interpréter mon rêve ni quel parti en tirer, et décidai de ne rien faire. Si bien que nous ratâmes le coche lorsque éclata le scandale Gilmartin, car c’était bien comme je l’avais perçu : pas de fusillade pour le contrôleur, certes, mais la honte, le déshonneur et la prison. Quinn aurait pu s’assurer un capital politique considérable à partir de cela, pour peu que les enquêteurs municipaux eussent révélé les tripotages de Gilmartin. Il eût fallu que le maire en personne se levât pour crier que la ville voyait ses crédits rognés, qu’une vérification s’imposait. Mais je n’avais pas su établir ce schéma : ce fut un expert d’Albany, et non un homme à nous, qui découvrit le pot aux roses, comment Gilmartin détournait des millions destinés à New York et les faisait passer dans les caisses de plusieurs bourgades, puis dans ses poches et dans celles de deux ou trois notables ruraux. Un peu tard, je comprenais que j’avais eu par deux fois l’occasion d’abattre Gilmartin, et que je les avais toutes deux manquées. Un mois avant mon rêve, Carvajal était venu me fournir cette mystérieuse note. Gardez l’œil sur Gilmartin, disait-elle. Gilmartin, coagulation du pétrole.
Leydecker. Alors ?
— Parle-moi donc de Carvajal, demandai-je à Lombroso.
— Que veux-tu savoir ?
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