Robert Silverberg - L'homme stochastique

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Prévoir l'avenir. Un vieux rêve de l'humanité.
Irréalisable scientifiquement ? Voire. Car les progrès des méthodes prévisionnelles, statistiques et autres, confondues dans un art baptisé stochastique, permettent à quelques-uns de jouer les prophètes.
Ainsi en est-il pour Lew Nüchols, spécialiste de l'art d'emmagasiner et de trier les informations, de dire même ce qu'il faut faire pour réduire l'intervalle d'incertitude entre la prévision et la réalité future.
Intervalle irréductible.
Sauf pour Carjaval, l'homme qui sait absolument tout de l'avenir. Jusqu'à l'heure et la circonstance de sa mort — Carjaval, prophète de l'homme à venir, l'homme stochastique.
Robert Silverberg a écrit ici un étrange roman où la liberté, la nécessité et les probabilités se livrent dans l'avenir proche à un ballet redoutable avec l'amour, le pouvoir et la mort.

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Nos corps ondulaient, se soulevaient, retombaient. Nous roulions, basculions dans telle ou telle position, nous interprétions d’un bout à l’autre, et sans joie, le classique répertoire. Ses talents étaient remarquables, mais il y avait dans sa façon de procéder une froideur contagieuse qui me ravalait au simple rôle de machine, de piston allant et venant à l’intérieur d’un cylindre, si bien que je copulai sans plaisir, et presque sans rien éprouver.

Que pouvait-elle bien tirer de ce coït banal ? Pas grand-chose, me disais-je. C’est qu’en fait elle convoite Sundara et se résigne à me subir simplement pour avoir une chance de l’atteindre. Je voyais juste, mais j’avais tort en même temps, comme j’ai fini par l’apprendre, car la stricte technique de Mlle Yarber n’était point tant la preuve d’un manque d’intérêt à mon égard, que l’influence des doctrines transitistes. La sexualité, disent les bons prosélytes, nous fait tomber dans le piège de l’instant présent et retarde le passage. Or, le passage est tout. L’immobilisme est la mort. Livrez-vous donc au coït s’il le faut, ou si un but majeur peut être atteint à ce prix, mais ne vous laissez pas anéantir par l’extase, de crainte de vous embourber dans l’état non transitif…

Quand même… Nous poursuivîmes notre ballet glacé sur un laps de temps qui sembla durer des jours et des jours, puis elle s’abandonna enfin, ou voulut bien s’abandonner : un spasme bref, sans mot dire, et avec un muet soulagement je m’expédiai de l’autre côté. Après quoi nous nous séparâmes, notre souffle à peine accéléré.

— Je reprendrais volontiers du cognac, dit-elle au bout d’un instant.

Je cherchai le flacon. De très loin, m’arrivaient des plaintes, des halètements suscités par un plaisir plus orthodoxe : Sundara et Friedman se laissaient emporter.

— Vous êtes très compétent, ajouta Catalina.

— Merci, marmonnai-je, sans en être persuadé outre mesure.

Personne jusqu’alors ne m’avait dit cela, du moins pas exactement. Je me demandai quoi répondre, et décidai de ne pas rendre la politesse. Cognac pour deux. Elle s’assit sur le tapis, jambes croisées, lissa ses cheveux, but le liquide ambré à petits coups. Elle semblait inaccessible à la sueur, imperturbable, en un mot intacte comme une femme qui n’a jamais copulé. Et pourtant, chose bizarre, Catalina Yarber irradiait l’énergie sexuelle. L’on eût cru qu’elle tirait satisfaction de ce que nous avions fait, et de moi par la même occasion.

— Je le dis comme je le pense, insista-t-elle. Vous œuvrez avec vigueur et détachement.

— Avec détachement ?

— Non-attachement, devrais-je plutôt dire. Nous lui donnons une importance primordiale. Dans le Transitisme, c’est ce non-attachement que nous cherchons. Tous les actes de notre foi tendent vers un changement évolutionnaire continu. Si nous nous laissons prendre à quelque aspect de l’immédiat, au plaisir érotique par exemple, à l’appât des richesses, ou à tout aspect du moi qui nous maintient dans un état permanent…

— Catalina…

— Oui ?

— Je suis groggy. Je ne peux discuter théologie cette nuit…

Elle sourit.

— S’attacher au non-attachement est une des pires sottises qui existent, acquiesça-t-elle. Je vous fais grâce. Laissons là le Transitisme.

— Je vous en sais gré.

— À un autre moment, peut-être ? Vous et Sundara. J’aimerais tant vous exposer nos croyances, si…

— Bien sûr, interrompis-je. Mais plus tard.

Nous avons encore bu, puis fumé. Nous nous sommes remis à forniquer – c’était ma défense contre la soif qu’elle avait de me convertir – et pour le coup, elle dut moins bien interposer ses dogmes entre son esprit et moi, car ce nouvel assaut fut moins une copulation et davantage un acte d’amour. Vers l’aube, Sundara et Friedman réapparurent, elle patinée, merveilleuse, lui décharné, desséché, voire un rien hébété. Elle m’embrassa au-dessus d’un abîme de douze mètres. Un léger, très léger frémissement de l’air : bonjour, mon chéri, bonjour, c’est toi que j’aime le plus au monde. J’allai jusqu’à elle. Sundara se serra contre moi, tandis que je lui mordillais le lobe de l’oreille.

— Tu as eu ton plaisir ?

Elle hocha lentement la tête. Friedman devait lui aussi avoir ses talents, qui n’étaient pas que pour la haute finance.

— T’a-t-il parlé du Transitisme ?

Je voulais savoir. Sundara fit signe que non.

— Friedman n’est pas encore gagné, chuchota-t-elle, bien que Catalina l’eût déjà entrepris.

— Elle essaie avec moi aussi, répondis-je.

Friedman était affalé sur le sofa, l’œil vitreux, fixant un regard morne sur le soleil levant qui rosissait Brooklyn. Sundara, rompue à tous les raffinements de Tératologie hindoue, constituait une lourde épreuve pour n’importe quel homme.

… quand une femme embrasse son amant aussi étroitement que le serpent s’enroule autour de l’arbre, quand elle attire la tête de l’homme vers ses lèvres offertes, si elle la baise en produisant un léger son sifflant : « soutt, soutt » et le regarde avec tendresse, ses pupilles dilatées par le désir, cette position est dite l’Étreinte du Serpent…

— Quelqu’un souhaite-t-il déjeuner ? proposai-je.

Catalina m’adressa un sourire en coin. Sundara se borna à hocher la tête. Friedman, lui, parut manquer d’enthousiasme.

— Plus tard, mâchonna-t-il d’une voix qui n’était guère plus qu’un murmure. (Complètement vidé. L’ombre d’un homme.)

… quand une femme met un pied sur celui de son amant et l’autre sur sa cuisse, quand elle passe un bras autour de son cou et l’autre autour de ses hanches en chuchotant des mots de désir, comme si elle voulait se hisser jusqu’au premier rameau du corps de l’homme pour cueillir un baiser – cette position est dite l’Escalade de l’Arbre…

Je les laissai vautrés dans leurs coins respectifs et partis me doucher. Je n’avais pas fermé l’œil un instant, mais mon esprit restait alerte. Nuit étrange, riche en événements : je me trouvais plus vivant qu’au cours des semaines passées. Je ressentais un fourmillement stochastique, un frémissement de clairvoyance – signe avertisseur indiquant que j’approchais du seuil donnant accès à quelque nouvelle transformation. Je pris ma douche à pleine puissance. Je poussai au maximum l’intensité vibratoire, fondis des flots d’ultrasons dans mon système nerveux avide de les recevoir, et me trouvai prêt à conquérir des planètes nouvelles.

Plus personne dans le living-room, excepté Friedman toujours nu, l’œil toujours éteint, et toujours prostré sur le sofa.

— Où sont-elles passées ? demandai-je.

Il fit un geste vague en direction de notre grande chambre. Ainsi donc, Catalina avait fini par atteindre son but. Étais-je censé offrir la même hospitalité à Friedman ? Mon quotient bisexuel est bas et, pour l’instant, ce génie de la finance ne suscitait pas en moi une once de bon vouloir. Mais non : Sundara avait ravagé sa libido. Friedman ne m’adressait aucun signe, sauf ceux du plus total épuisement.

— Vous êtes un drôle de veinard…, exhala-t-il enfin. Quelle… femme merveilleuse… merveilleuse…

Je crus qu’il allait s’assoupir.

— … femme. Est-elle à vendre ?

— À vendre ? Qui ça ?

Il paraissait presque sérieux !

— Votre belle esclave orientale. C’est d’elle que je parle.

— Ma femme ?

— Vous l’avez achetée sur le marché de Bagdad, ne dites pas non. Cinq cents dinars pour elle, Nichols.

— Pas question.

— Mille.

— Pas même pour deux empires.

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