— Alors, Carvajal ? Qu’est-ce qu’il est, d’après toi ?
— Un timbré. Un timbré riche. Un pauvre bonhomme dont le crâne est farci de politique.
Je rangeai le papier dans mon portefeuille. J’avais une migraine carabinée.
— Laisse tomber. J’ai flatté sa marotte parce que tu m’avais dit de le ménager. J’ai été bien sage aujourd’hui, pas vrai, Bob ? Mais je ne suis pas tenu de prendre ces élucubrations au sérieux, et je n’essaierai même pas. Allons maintenant déjeuner, fumer quelques cigarettes, nous offrir des martinis glacés, et nous parlerons boutique.
Lombroso m’adressa son sourire le plus radieux, me consola d’une tape sur l’épaule et m’emmena. Je chassai Carvajal de mes pensées. Mais je gardais une impression de froid, comme si j’entrais dans une nouvelle saison, une saison qui n’était plus le printemps, et ce froid persista bien après notre déjeuner.
Au cours des semaines suivantes, nous nous mîmes sérieusement à préparer l’ascension de Paul Quinn – et la nôtre – vers la Maison-Blanche. Je n’avais plus lieu maintenant de cacher mon désir, presque mon besoin, de le faire président. Dans le cercle de ses collaborateurs immédiats, chacun affichait désormais cette ferveur que je jugeais si honteuse quand je l’avais ressentie pour la première fois, un an plus tôt. Nous étions maintenant tous en piste.
La façon de créer un président a peu évolué depuis le milieu du XIX esiècle, bien que les techniques soient légèrement différentes en ces jours de sondages, de prévisions stochastiques et de propagande intensive destinée à saturer les esprits. Le point de départ, on s’en doute, est un candidat sûr, ayant de préférence une assise solide dans un État fortement peuplé. Votre homme doit être plausible : il doit avoir l’allure et le comportement d’un président. Si ce n’est pas dans son style naturel, il lui faudra s’astreindre à créer autour de Lui une impression de vraisemblance. Chez les meilleurs candidats, c’est un don inné. William Mac Kinley, Lyndon Johnson, Franklin Delano Roosevelt et Woodrow Wilson montraient tous cette allure présidentielle, je dirais même théâtrale. Harding également. Nul homme n’a jamais eu davantage l’allure d’un président que Warren Gamaliel Harding : c’était sa seule capacité pour briguer le poste, mais elle lui a suffi pour l’obtenir. Tom Dewey, Al Smith, Mac Govern et Humphrey ne l’avaient point, et ils ont perdu. Stevenson et Willkie étaient comme Harding, mais ils se heurtèrent à des personnages qui avaient plus de gabarit qu’eux. John Fitzgerald Kennedy ne correspondait pas à l’image idéale du président telle qu’on la voyait en 1960 – esprit pondéré, paternel – mais d’autres qualités jouaient pour lui et, en triomphant, il modifia le prototype dans une certaine mesure, changement dont pouvait bénéficier Paul Quinn. Agir comme un président est également capital. Le candidat doit s’imposer par sa fermeté, son sérieux, mais aussi par sa charité, avec un ton qui restitue la sagesse et la chaleur humaine d’un Lincoln, le cran d’un Truman, la sérénité d’un Roosevelt, l’allant d’un Kennedy. De ce point de vue, Quinn ne craignait personne.
L’homme qui veut être président doit former une équipe : un collaborateur pour réunir les fonds (Lombroso), un pour séduire les masses (Missakian), un pour analyser les tendances et suggérer les manœuvres les plus profitables (moi), un pour réaliser une alliance des différents leaders politiques à l’échelle nationale (Ephrikian) et un pour diriger et coordonner les mouvements stratégiques (Mardokian). Puis cette équipe fonce avec le produit obtenu, établit les rapports adéquats dans les domaines de la politique, du journalisme, des finances, et pénètre l’esprit des gens de l’idée que cet homme est Le-Seul-Digne-D’occuper-Le-Poste. Lorsque se réunit la convention, l’on doit avoir gagné suffisamment de délégués pour le faire choisir au premier tour, ou au troisième à la rigueur : si vous n’obtenez pas sa désignation, les alliances s’effritent, et des concurrents inconnus guettent le bon moment. Une fois votre homme désigné, vous lui choisissez un colistier dont les caractéristiques – idées, allure, origines – diffèrent autant de celles du candidat qu’elles peuvent différer chez tous les personnages avec qui il est en relations verbales, et vous voilà bons pour faire mordre la poussière à l’honorable ennemi.
En avril 99, nous eûmes notre première réunion stratégique officielle dans le bureau de l’adjoint au maire, Haig Mardokian. Il y avait là Mardokian, Bob Lombroso, George Missakian, Ara Ephrikian et moi. Quinn était absent. Il se trouvait à Washington, où il marchandait avec le Ministère de la Santé, de l’Éducation et des Loisirs une augmentation des crédits destinés à la ville, sous couvert de la loi en faveur de l’Équilibre Émotif. Je percevais dans la pièce un crépitement électrique qui n’avait rien à faire avec le flux d’ozone distribué par l’épurateur d’air. C’était le crépitement de notre puissance, réelle, disponible. Nous nous réunissions pour commencer notre grande œuvre : bâtir l’Histoire.
La table était ronde, mais j’avais l’impression de me trouver au centre du groupe. Tous quatre, bien plus versés que moi déjà dans les arcanes du pouvoir et des influences, me regardaient en quête d’une directive, car l’avenir était un brouillard épais. Eux pouvaient seulement essayer de deviner les énigmes des jours non encore parus, et ils étaient persuadés que je voyais . Bien sûr, je n’allais pas expliquer la différence entre voir et être d’une bonne force à conjecturer. Je goûtais ce sentiment de supériorité. Le pouvoir est intoxicant certes, à quelque niveau qu’on puisse l’atteindre. J’étais là, parmi ces milliardaires – deux juristes, un spéculateur et un magnat de la publicité, trois Arméniens retors et un Juif espagnol, tous impatients comme moi de savourer le triomphe d’une course victorieuse à la Maison-Blanche, tous avides de partager cette gloire obtenue pour un autre, tous se taillant déjà leurs empires respectifs au sein du futur gouvernement. Et ils attendaient maintenant que je leur indique comment réaliser ce qui allait être en fait la conquête des États-Unis. Mardokian prit la parole :
— Procédons d’abord à un examen, Lew. Que penses-tu des chances réelles de Quinn pour qu’il soit désigné l’an prochain ?
J’observai une pause adéquate, style prophète. Je donnais l’impression d’interroger les totems stochastiques. Mon regard sondait les lointaines régions de l’espace, contemplant des nuées d’atomes dansants, guettant l’apparition des présages. J’affectais la pomposité d’un oracle. Bref, je jouais de bout en bout mon personnage formidable et mystérieux. Après quoi, je répondis d’un ton grave :
— Pour la désignation, une chance sur huit. Pour l’élection, une sur cinquante.
— Pas bien fameux.
— Non.
— Pas fameux du tout, appuya Lombroso. Mardokian était consterné. Tourmentant l’extrémité de son nez charnu d’empereur romain, il dit :
— Nous suggères-tu de laisser tomber complètement ? Est-ce là ton appréciation ?
— Pour l’an prochain, oui. Faites votre deuil de la présidence.
— Alors, nous renonçons ? bougonna Ephrikian. Comme ça, sans nous accrocher ? Nous nous contentons de la mairie, nous abandonnons ?
— Minute, insista Mardokian. (Il me fit face à nouveau.) Et pour la campagne de 04, Lew ?
— Les chances sont meilleures. Bien meilleures. Ephrikian (corpulent, barbe noire, crâne tondu suivant les exigences de la mode) semblait inquiet. Il prit un air renfrogné.
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