« Le Vietnamien, affirma Andreazza, est en détention.
— Je sais. Je sais que vous l’avez placé en détention. Je veux l’interroger.
— Nous l’interrogeons en ce moment même, monsieur Oberg.
— Vous le massacrez, vous voulez dire ? Qu’est-ce qui se passe, vous l’avez déjà battu à mort ? »
Les traits d’Andreazza se durcirent presque imperceptiblement et il posa sur son vis-à-vis un regard glacial. « Je ne crois pas que vous soyez en mesure de nous critiquer.
— Il se trouve que si, répliqua Oberg en lui retournant son regard.
— J’ai parlé à la SUDAM. Et à mes supérieurs. En ce qui nous concerne, votre rôle ici est purement consultatif. Ce que je vous conseillerais de ne pas oublier quand vous vous adressez à moi… à supposer que vous souhaitiez un tant soit peu de coopération. »
Oberg se força à ne pas réagir. Cela signifie qu’ils ont merdé, songea-t-il mécontent. La pierre est partie, les Américains aussi. Ils ont Ng. Mais Ng n’est au mieux qu’un lot de consolation.
Il ressentit un bref mépris pour Andreazza et ses soldats, ainsi que pour le grouillement anarchique de Pau Seco. Il avait tout d’abord été stupéfait par le côté primitif de l’endroit. Bien entendu, ce dernier était un accident de l’histoire, la conséquence d’une série de compromis diplomatiques ayant mis fin à la guerre au Brésil. Mais, pensa-t-il non sans désespoir, ils ne savent pas. Ils ignoraient l’importance que tout cela avait pris. La SUDAM ne le savait pas, le gouvernement civil non plus, ou bien il s’en fichait, et Oberg se demanda si les Agences elles-mêmes comprenaient vraiment ce que leurs propres recherches avaient mis au jour.
Mais Oberg, lui, savait. Il en avait fait l’expérience. Il comprenait.
Le fardeau de cette interdiction lui incombait. Et tout n’était pas encore joué. Andreazza avait peut-être bien merdé, mais il restait du temps.
« Je suis désolé, fit-il avec prudence. Si je vous ai offensé, je m’en excuse. J’ai juste très envie de voir ce Ng. »
Andreazza se permit un petit sourire. « Je devrais pouvoir arranger cela. Si vous voulez bien patienter ? »
Les secondes s’écoulèrent donc. Les secondes, pensa Oberg, les minutes, les heures… les jours. Durant lesquels la contagion menaçait de s’étendre.
2. C’est un Ng hébété qu’ils emmenèrent à l’homme de l’Agence, Stephen Oberg.
Hébété parce que les interrogateurs militaires s’étaient occupés de lui. On l’avait ramené sur place après l’avoir intercepté au moment où il essayait de forcer un barrage routier sur une piste forestière à l’est de Pau Seco. On l’avait placé dans une cellule trop chaude le jour et trop froide la nuit, et torturé deux après-midi de suite.
Une torture banale. Ce qu’ils lui infligeaient l’effrayait moins que leur maladresse dans le domaine. Ils lui mettaient la tête dans un sac plastique pour qu’il étouffe, et il craignait qu’ils soient trop stupides ou trop inexpérimentés pour savoir à quel moment arrêter. Dans l’ensemble, c’était archaïque. Ils essayaient le truc du méchant et du gentil : il y avait un grand amérindien sertão en uniforme militaire débraillé qui lui parlait avec bienveillance entre deux séances de torture, lui promettant la clémence – « je ne laisserai pas ces salauds te toucher » – mais bien entendu, seulement si Ng racontait en détail sa participation au vol de l’onirolithe. Ng prenait soin de paraître tenté par l’offre, histoire de prolonger le répit et l’absence de douleur. Mais il n’avoua rien.
Le lendemain, ils l’attachèrent par les poignets et les chevilles à une poutre qu’ils hissèrent à l’aide d’une corde jusqu’aux madriers du plafond, puis le frappèrent avec des manches à balai jusqu’à ce qu’il tourne à toute vitesse, ce qui lui donna la nausée et le fit beaucoup souffrir. Il vomit une fois, s’attirant des coups encore plus violents. Il finit par s’évanouir. Mais n’avoua toujours rien.
Durant les heures les plus froides de la nuit, lorsque ses blessures l’empêchaient de dormir, il se demandait pourquoi. Pourquoi ne pas avouer ? Il ne s’agissait pas vraiment d’une question de principes. C’était un vol, pensa-t-il, pas la révolution. Il n’était ni partisan ni martyr. Il n’avait aucune envie d’être un martyr.
Il résistait néanmoins. En partie à cause de sa constitution – littéralement, de la manière dont il était fait. Son corps de soldat de crèche connaissait bien la chimie de l’agression et assez mal celle de la peur. Aussi n’avait-il pas peur, et en l’absence de peur, la douleur, bien que terrible, restait supportable. La mort l’effrayait – il était humain au moins sur ce plan-là – mais il savait qu’ils le tueraient avec ou sans aveux, aussi avouer ne pouvait servir qu’à abréger la douleur. Il atteindrait certainement cette étape. Mais pas tout de suite.
Il existait de surcroît une partie de lui-même qui n’appartenait pas aux crèches militaires de Danang, un entêtement qui lui avait valu bien des punitions. Ce sont les risques de ce genre de manipulation chimique, lui avait un jour confié un généticien khmer. L’agressivité frôlait la rébellion. Il était têtu. Ils le lui avaient dit à Danang. Ils l’avaient battu à cause de cela.
Il s’était comporté avec loyauté dans les offensives de la Zone Pacifique, tuant de nombreux posseiros, et il ne pouvait honnêtement prétendre avoir pris ses distances avec l’armée, après la guerre, par révulsion morale. Peut-être y avait-il également un peu de cela. Mais il estimait ses sensibilités morales aussi peu développées que sa capacité à avoir peur. Ce qu’il ressentait était plus personnel. Le Brésil, pays énorme dans toutes ses dimensions, l’avait stupéfait. Ng n’aurait jamais cru pouvoir trouver à l’intérieur d’une seule nation une telle variété de richesse, de pauvreté, de paysages. Il sentait un monde au-delà des étroites limites entre lesquelles on l’avait élevé. Il finit par se demander s’il n’y aurait pas là une vie pour lui, une destinée plus subtile qu’une carrière militaire en Thaïlande, aux Philippines ou en Mandchourie occupée. Il disparut au cours d’une permission à São Paulo une semaine après la déclaration de paix. Il devint un clandestin.
En tant que tel, il ne bénéficiait d’aucun droit et vivait en permanence sous la menace d’une arrestation, mais il avait réussi à se procurer des emplois d’abattages d’arbres qui l’avaient conduit de plus en plus près de la frontière et, enfin, quelques années auparavant, à Pau Seco. La mine d’onirolithes le fascina. L’ampleur des efforts le fascina, leur étrangeté, les contrastes inimaginables entre la pauvreté et la fortune. Il se dit que s’il avait un rôle à jouer, c’était là.
Eh bien. Mauvaise intuition. À moins, bien entendu, que ceci soit son rôle, celui non voulu de victime et de martyr, celui édifiant qu’il jouerait en étant pendu par le cou sur la colline à gibets au-dessus de la vieille ville.
Mais il ne se reprochait rien et il ne reprochait rien aux Américains. On lui avait offert une impressionnante somme d’argent – qu’il avait possédée pendant une brève période. Dans sa nouvelle situation, ce point semblait trivial, mais c’était une manière de penser de condamné à mort : l’argent aurait pu lui permettre de se payer une nouvelle vie, et si on lui donnait le choix à nouveau, il ne changerait peut-être rien. Il avait joué et perdu.
Mauvais calcul, donc. Mais cela se réduisait-il à cela ?
Non.
Il y avait autre chose.
Depuis la guerre, il avait développé au fil des ans du mépris pour le genre d’hommes qui contrôlaient Pau Seco, les Andreazza et ses soldats brutaux, les garimpeiros comme Claudio qui exploitaient les ouvriers. Et pendant le peu de temps qu’il l’avait connue, il avait ressenti une sympathie réservée envers l’Américaine, Teresa, si étonnamment ingénue qu’elle semblait provenir d’un autre univers. C’est une sensibilité morale aussi primitive que ses peurs mais, estima Ng, au moins aussi forte. Et peut-être, à la base, était-ce la raison pour laquelle il frustrait ses tortionnaires. Il avait appris de quelle manière les détester.
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