Le chauffeur secoua la tête. « Ela e muito gentil. » Il fit un geste en direction de Teresa. « Jolie fille. »
Très jolie, pensa innocemment Keller.
« Ta copine ? Ta femme ?
— Non. » Pas vraiment. Mais il serra davantage le bras autour de ses épaules, en un geste protecteur, et elle se colla un peu plus à lui dans son sommeil.
« Ta copine », affirma l’Amérindien avec un sourire tout en dents avant de s’intéresser à nouveau à la route.
Keller s’aperçut alors, en un instant de perspicacité aussi pénétrant que la lumière du soleil, que l’homme avait vu juste : il était en train de tomber amoureux d’elle… ou l’était peut-être déjà.
Ce qui le plaçait dans une situation délicate.
Adhyasa, pensa Keller. Il était censé être une machine, et les machines étaient censées indifférentes : on ne pouvait en suborner une. Une machine amoureuse pouvait avoir la tentation de détourner le regard.
Et pourtant… assis contre le corps de Teresa à l’arrière de la fourgonnette cahotante, il la désirait davantage qu’il n’avait désiré quoi que ce soit depuis des années. Ce désir, lui-même nouveau, le parcourut comme une vague. Une partie de Keller fit bon accueil à ce dégel d’une antique toundra. Mais il connaissait les risques. S’aventurer trop loin du Palais des Glaces le laisserait dépourvu, vulnérable. Hors du Palais attendaient toutes sortes de choses.
D’anciennes douleurs. Des souvenirs. Des choses vues.
Et pourtant…
« Voilà », dit soudain le chauffeur. Le véhicule ralentit. Keller se cogna à la cloison métallique, Teresa gémit et remua. « Avie-se ! Dépêchez-vous, s’il vous plaît. »
Ils se retrouvèrent à nouveau seuls, éblouis par la lumière du soleil, dans une petite ville carrefour nommée Sinop.
Ils disposaient de certificats bancaires et de billets de cruzeiros, ce qui suffirait, d’après Byron, pour quitter le pays. Il leur fallait trouver une chambre et, au matin, se diriger par l’autoroute vers Barreira ou peut-être Campo Alegre. Byron connaissait des gens à Belém, d’où il pourrait organiser leur sortie du pays en avion.
Ils trouvèrent une chambre bon marché au crépuscule. Byron sortit avec une poignée de pièces en annonçant vouloir passer quelques coups de téléphone, « mais pas d’ici ». Et peut-être aussi se saouler. Il regarda Keller, puis Teresa. Peut-être vraiment se saouler.
La porte se referma derrière lui dans un soupir.
Teresa tira les draps et éteignit les lumières. Il régnait désormais dans la chambre une obscurité de caverne dans laquelle résonnait le bruit de la circulation de la rue principale. Elle rejoignit Keller sur le méchant matelas à ressorts et se recroquevilla contre lui. Elle portait les mêmes habits depuis Pau Seco, et Keller sentit à la fois l’odeur acre de sa sueur et celle du gazole de la camionnette. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’elle tremblait.
« Peur ? » demanda-t-il.
Elle se retourna pour hocher la tête contre sa poitrine. « On est dans les emmerdes jusqu’au cou, hein ? Voilà où on en est. Dans la merde au moins jusqu’au cou. »
Elle avait raison, bien entendu. Wexler lui avait promis un voyage facile, « des vacances ». Mais l’énorme présence militaire à Pau Seco et la peur tangible dans le regard de Meirelles prouvait que cela avait été bien davantage. Quelqu’un s’était intéressé à eux. Les agences fédérales, devina Keller. Il devait y avoir un informateur sur la propriété de Wexler à Carmel. Ou bien Wexler était lui-même l’informateur, à moins qu’il n’ait avoué durant un interrogatoire. Peu importait la manière dont cela s’était passé. L’important était que quelqu’un s’intéressait à eux… quelqu’un de puissant.
Comme il ne trouvait rien à dire de rassurant, il la calma par des caresses.
« Tu es un Ange », dit-elle d’un ton endormi.
Il hocha la tête dans le noir.
« Tout va dans la mémoire ?
— Ce que je vois. Et que j’entends.
— Même ça ?
— Même ça, admit-il.
— Qui le voit ?
— Personne, peut-être.
— Qui en fait une vidéo ?
— Moi, expliqua-t-il. Je m’occupe moi-même du téléchargement dans les ateliers du Réseau.
— Et tu téléchargeras ça ? »
Cette conversation, pensa-t-il qu’elle voulait dire, ou plus généralement, ce qui avait commencé à naître entre eux. Il hésita. « Non », finit-il par dire.
Elle promena ses doigts autour du crâne de Keller. « Tu as des filaments, là-dedans. »
Il hocha la tête.
« Il paraît que le câblage change les gens.
— Ça peut.
— C’est ce qui s’est passé, pour toi ?
— Parfois. Ce n’est pas toujours facile à déterminer. La mémoire vous joue des tours. » Il sonda les ténèbres du regard. « Juste avant qu’on m’installe ce câblage, à l’hôpital militaire de Santarém, j’ai trouvé un texte dans la bibliothèque médicale. Avec une liste d’effets secondaires, ce qui pourrait arriver en cas de problème. Cécité, amnésie, troubles de l’affect…
— De l’affect ?
— De l’affect émotionnel. » Il sourit, même si, bien entendu, elle ne pouvait pas s’en apercevoir dans le noir. « L’amour, la haine.
— Tu as ça ?
— Je n’en sais rien. » La question le mettait mal à l’aise. « Il m’arrive de me le demander. »
Il n’y avait aucun moyen de dire à Teresa ce que cela signifiait vraiment. De condenser l’expérience. Au sortir de l’hôpital militaire, il s’était retrouvé dans un monde d’incertitudes complexes. Ce n’était pas son cerveau que les filaments avaient envahi, mais son essence, son moi. Chaque perception devenait suspecte, chaque émotion un symptôme potentiel. On apprend donc, pensa Keller, on pratique avec beaucoup de soin le wu-nien… d’une certaine manière, on devient, fondamentalement, une machine.
C’était, voulait-il dire, une étrange combinaison de lucidité et de confusion. Comme ces soirs où le brouillard arrive avec une telle épaisseur qu’on pourrait tout aussi bien avoir perdu la vue, mais où le son porte avec beaucoup d’intimité sur des distances surprenantes. On ne voit pas ses pieds, mais le bruit métallique d’une balise flottant dans la baie vous parvient avec une parfaite tonalité aiguë et triste. Il pouvait enregistrer le lointain carillonnement des événements, du commerce, de la politique. Il était doué dans ce domaine. Mais le brouillard dissimulait l’amour. Le brouillard dissimulait la haine.
« Ça doit être étrange. » Blottie contre lui, Teresa, plus calme, sombrait dans le sommeil.
« Ça l’est. » Mais il n’était pas sûr qu’elle l’ait entendu. La respiration de la jeune femme se fit plus profonde et son corps se détendit dans ses bras. « Ça l’est. » Il s’adressait à la pièce sombre et silencieuse. « Ça l’est. »
Ils se rendirent en bus dans la province de Pard, au nord du pays, et passèrent une nuit à Campo Alegre, sur la rivière Araguaia. C’était une vieille ville d’élevage entourée de ranchs industriels, avec des logements rudimentaires et une odeur d’abattoir qui rappela désagréablement Cuiabá à Keller. Ils louèrent une chambre dans un hôtel du vingtième siècle qui hébergeait les moroses représentants de grossistes en viande étrangers, hôtel dont le réceptionniste fut surpris de les voir payer en espèces. Les espèces, ce n’était pas bon, dit Byron, c’était voyant, mais tant qu’ils n’auraient pas trouvé un peu de crédit au marché noir, ils ne pouvaient pas faire autrement.
Teresa s’acheta des vêtements moins ostensiblement américains et un sac en toile dans lequel dissimuler l’onirolithe. Keller avait observé de quelle manière elle transportait la pierre, sa prudence exagérée, son désir manifeste en conflit avec sa peur. Ce qu’elle en veut, comprenait-il, c’est un souvenir. Cela lui paraissait d’une naïveté dangereuse… l’idée que le souvenir déverserait du sens dans sa vie. Le souvenir comme trésor enfoui.
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