Il se tourna vers le sud et distingua une ligne de collines pas très éloignées. À leur forme et à leur hauteur moyenne, il présuma que c’étaient les premiers escarpements de quelque chaîne plus importante – mais il remarqua alors, avec un sursaut d’inquiétude, que le sommet des collines était couvert de neige. Le soleil était toujours aussi brûlant et l’air aussi chaud… La logique voulait que toute neige persistant sous ce climat se trouvât au sommet de très hautes montagnes. Et pourtant elles étaient assez proches – pas plus d’un kilomètre ou deux, pensait-il – pour qu’il en évalue l’altitude à quelque deux cents mètres au maximum.
Il se remit debout et tomba brutalement.
Dès qu’il fut à terre, il s’aperçut qu’il roulait comme sur une forte pente, vers le sud. Il réussit à s’immobiliser et se releva maladroitement, en luttant contre une force qui le tirait au sud. Cette sensation n’était pas tout à fait nouvelle. Il avait ressenti une étrange pression durant toute la matinée. Mais la chute l’avait surpris et la force paraissait beaucoup plus intense que précédemment. Pourquoi ne l’avait-elle pas affectée avant ? Il remonta en arrière, en pensée. Le matin, alors que son attention se portait sur d’autres faits étranges, il en avait cependant eu conscience, il s’en souvenait… et il avait eu vaguement l’impression de descendre une longue pente au flanc d’une hauteur. Mais c’était absolument insensé : le sol était plat aussi loin que portait la vue. Il resta près des filles, à juger de cette sensation.
Cela ne ressemblait pas à la pression de l’air, ni même à l’action de la gravité sur une pente. C’était quelque chose entre les deux : en terrain plat, sans un mouvement d’air perceptible, il se sentait comme poussé ou tiré vers le sud.
Il fit quelques pas en direction du nord et se rendit compte qu’il tendait les jarrets comme pour escalader une hauteur. Il se retourna face au sud et, en contradiction avec le témoignage de sa vue, eut de nouveau l’impression de se trouver sur une pente très raide.
Les femmes le regardaient avec curiosité tandis qu’il revenait près d’elles.
Alors il constata que durant les dernières minutes, leurs corps s’étaient encore plus déformés.
Peu avant de se remettre en route, Rosario voulut lui parler. Il eut beaucoup de mal à la comprendre. Son accent avait toujours été prononcé, mais à présent sa voix était devenue très aiguë et son débit trop rapide. Après bien des répétitions, il finit par comprendre le sens général de ses paroles.
Elle et les deux autres filles avaient peur de retourner dans leur village. Elles étaient de la ville à présent et seraient rejetées par ceux de leur propre race.
Helward leur rappela qu’elles devaient pourtant s’y rendre, puisque telle avait été leur décision, mais Rosario déclara tout net qu’elles ne bougeraient pas. Elle était mariée à un homme de son village et bien qu’au début elle eût désiré retourner près de lui, elle pensait à présent qu’il la tuerait. Lucia était également mariée et partageait sa frayeur. Les gens des villages détestaient la cité et les femmes seraient punies pour y avoir séjourné.
Helward ne s’efforça pas davantage de répondre à Rosario. Il avait autant de peine à se faire comprendre qu’à la comprendre elle-même. Après tout, les filles étaient venues volontairement à la ville ; cela faisait partie du marché. Il tenta de le lui rappeler, mais elle ne comprenait pas.
Pendant leur conversation, le changement s’était aggravé. Elle ne mesurait guère à présent que trente centimètres de haut alors que la largeur de son corps dépassait nettement le mètre. Il était impossible de reconnaître en ces femmes des êtres humains, bien qu’il sût qu’elles appartenaient à l’espèce.
— Attendez-moi ici, lui dit-il.
Il se leva et retomba, roulant sur le sol. La force qui s’exerçait sur son corps avait encore grandi considérablement et il ne s’arrêta qu’au prix de grandes difficultés. Il retourna en rampant, luttant contre la force, jusqu’à son paquetage et le chargea sur son dos. Il prit la corde et se la passa à l’épaule.
Arc-bouté contre la pression, il se dirigea au sud.
Il n’était plus possible de distinguer d’autres détails naturels que la ligne du sol montant devant lui. La surface sur laquelle il marchait était devenue une tache imprécise et bien qu’il fit halte de temps à autre pour l’examiner, il ne distinguait dessus ni herbe, ni cailloux, ni terre.
Les aspects naturels du monde se déformaient… ils s’étalaient latéralement à l’est et à l’ouest, diminuant de hauteur et de profondeur.
Un simple rocher pouvait prendre l’apparence d’une bande gris foncé, d’un millimètre de large sur deux cents mètres de long. La crête basse, couronnée de neige, devant lui, pouvait être en réalité une chaîne de montagnes ; cette longue bande verte, un arbre.
Cette étroite bande blanchâtre, une femme nue.
Il parvint aux collines plus vite qu’il ne l’avait pensé. L’attraction vers le sud s’intensifiait et quand Helward ne fut plus qu’à une cinquantaine de mètres de la première pente, il trébucha… et se mit à rouler à vitesse sans cesse croissante vers la hauteur.
La face nord était presque verticale, comme le côté d’une dune exposé au vent et il s’y heurta durement. Presque aussitôt la pression vers le sud le hissa contre la paroi, défiant les lois de la gravité. Dans son désespoir, car il devinait qu’une fois au sommet la force deviendrait absolument irrésistible, il chercha une prise sur la surface rocheuse. Il trouva un éperon et s’y cramponna des deux mains, tentant de résister à la pression incessante. Son corps pivota jusqu’à ce qu’il se trouvât plaqué à la paroi, la tête en bas, conscient que s’il se laissait glisser maintenant, il serait entraîné à reculons vers le haut pour dévaler de l’autre côté vers le sud.
Il glissa la main dans son sac et y trouva le grappin. Il le coinça solidement sous l’éperon rocheux, y noua la corde et en enroula l’autre extrémité à son poignet. La pression au sud était maintenant si forte que l’attraction normale de la gravité vers le bas était à peu près annulée.
La substance de la montagne se transformait au-dessous de lui. Le mur dur, presque vertical, s’élargissait progressivement à l’est et à l’ouest, s’aplatissait aussi, si bien que derrière lui le sommet de la colline paraissait se rapprocher peu à peu de ses pieds. Il vit près de lui une fissure dans la roche qui se refermait peu à peu. Il décrocha le grappin de l’éperon et le planta dans la fissure. Quelques instants après, le grappin était fermement maintenu.
Le sommet de la crête s’était à présent distendu et passait sous son corps. La pression vers le sud s’empara de lui, l’entraînant de l’autre côté. La corde tint bon, et il resta suspendu… à l’horizontale.
Ce qui avait été une montagne n’était plus qu’une dure protubérance sous sa poitrine. Son ventre reposait sur ce qui avait été une vallée de l’autre côté. Ses pieds tâtonnaient pour se raccrocher à la crête de plus en plus effacée de ce qui avait été une autre montagne.
Il gisait à plat à la surface du monde, géant couché sur ce qui était naguère encore une région montagneuse.
Il souleva son corps, cherchant une position moins inconfortable. Redressant la nuque, il se trouva soudain à court de souffle. Un vent mordant, glacé, soufflait du nord, mais il était ténu et peu riche en oxygène. Il baissa la tête, posant le menton sur le sol. À ce niveau, il parvenait à respirer un air suffisant pour se maintenir en vie.
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