Le froid était de plus en plus mordant.
Des nuages chassés par le vent filaient à quelques centimètres au-dessus du sol en une nappe blanche sans accroc. Ils lui enveloppaient le visage, s’ouvrant sur l’arête de son nez comme l’écume à la proue d’un navire.
Sa bouche était au-dessous des nuages, ses yeux au-dessus.
Helward regardait devant lui, vers le nord, à travers l’atmosphère raréfiée, ténue.
Il était au bord du monde et la masse de celui-ci s’étalait devant lui.
Il voyait le monde entier.
Au nord le sol était uni, plat comme un dessus de table. Mais droit devant lui, dans cette direction, le terrain jaillissait de cette surface plane en une tour parfaitement symétrique, incurvée, concave. De plus en plus étroite, elle montait, s’amincissait, si élevée qu’il était impossible d’en distinguer la fin.
Elle se teintait d’une multitude de couleurs. Il y avait de larges zones de brun et de jaune, mouchetées de vert. Plus au nord, du bleu… un pur saphir éblouissant pour les yeux. Et par-dessus tout, le blanc des nuées en festons étirés, fins, en essaims brillants, en dessins hésitants.
Le soleil se couchait. Rouge, au nord-est, il luisait contre l’impossible horizon.
Sa forme restait la même. Un grand disque plat qui aurait pu être un équateur. Au centre, au nord et au sud, ses pôles prenaient l’aspect de colonnes concaves ascendantes.
Helward avait vu le soleil si souvent qu’il ne se posait plus de questions sur son apparence. Mais à présent il savait que le monde, lui aussi, avait cette forme.
Le soleil se coucha et le monde s’assombrit. La pression vers le sud était maintenant si puissante que son corps touchait à peine ce qui au-dessous de lui avait été chaîne de montagnes. Il restait suspendu à la corde dans le noir, comme à la verticale au long d’une falaise… sa raison lui affirmait qu’il était toujours à l’horizontale, mais sa raison était en conflit avec ses sens.
Il ne pouvait plus s’en remettre à la seule solidité de sa corde. Il tendit les mains en avant et agrippa deux petites saillies (avaient-elles été montagnes auparavant ?) pour se tirer vers l’avant.
La surface était lisse et il ne trouvait pas de prise ferme. Il s’aperçut à sa douleur qu’il pouvait enfoncer les doigts dans le sol, juste assez pour se maintenir un instant. De nouveau, il se traîna… de quelques pouces, mais de plusieurs kilomètres d’une certaine manière. La pression au sud ne diminuait pas de façon sensible.
Il lâcha la corde et se mit à ramper, main sur main. Encore quelques centimètres et ses pieds trouvèrent la faible crête qui avait été une montagne. Il se contracta, se hissa encore en avant.
Peu à peu la pression décroissait et bientôt il n’eut plus à se cramponner aussi désespérément. Il se détendit un instant pour reprendre haleine. Ce faisant, il acquit la certitude que la pression augmentait à nouveau et se propulsa vers l’avant. Il fut bientôt assez loin pour se reposer, sur les genoux et sur les mains.
Il n’avait pas regardé une seule fois vers le sud. Qu’y avait-il eu derrière lui ?
Il rampa encore longtemps avant de se sentir en mesure de tenir debout. Il se dressa, incliné vers le nord pour compenser la force d’attraction. Il se mit en marche, et l’inexplicable attraction diminua régulièrement. Bientôt, il eut l’impression d’être assez éloigné de la zone de la plus forte pression pour s’asseoir par terre et prendre un vrai repos.
Il regarda au sud où n’étaient que ténèbres. Les nuages qui s’étaient brisés sur l’arête de son nez étaient à présent à une certaine altitude au-dessus de lui. Ils masquaient la lune, sur laquelle Helward, mal instruit, ne s’était pas non plus posé de questions. Elle avait aussi cette forme étrange… il l’avait souvent vue et l’avait acceptée sans discussion.
Il poursuivit sa route au nord et la force d’attraction diminua encore. Le paysage alentour était sombre, sans détails caractéristiques, aussi n’y prêtait-il pas attention. Une seule pensée occupait son esprit : avant de se coucher il fallait aller assez loin pour ne plus risquer d’être attiré dans la zone de pression. Il connaissait maintenant une des vérités essentielles de ce monde : le sol se mouvait bien comme Collings l’avait affirmé. Au nord, vers la cité, le terrain se déplaçait avec une telle lenteur que c’était presque imperceptible : d’environ un kilomètre par période de dix jours. Mais plus au sud, il prenait de la vitesse. Son accélération était exponentielle. Il l’avait vu à la façon dont le corps des femmes avait changé d’aspect : en une seule nuit le sol s’était suffisamment éloigné pour que leurs corps soient affectés par ces déformations latérales auxquelles elles étaient soumises… alors qu’il ne l’était pas lui-même.
La cité ne pouvait pas rester immobile. Elle était condamnée à se déplacer sans cesse, car si elle s’arrêtait, elle entamerait le lent glissement en arrière – vers le passé – pour arriver finalement dans la zone où les montagnes devenaient des saillies de quelques pouces de haut, où la pression irrésistible l’entraînerait irrémédiablement à sa perte.
Pour le moment, tandis qu’il poursuivait son lent cheminement au nord sur ce sol étrange et sombre, il ne pouvait trouver aucune explication rationnelle à ce qu’il venait de connaître. Tout était en contradiction avec la logique. Le sol était chose stable… il ne pouvait se déplacer. Les montagnes ne se déformaient pas. Les êtres humains ne se tassaient pas à trente centimètres de haut. Les ravins ne devenaient pas plus étroits. Les bébés ne s’étouffaient pas sur le lait de leurs mères.
Bien que la nuit fût à présent très avancée, Helward n’éprouvait pas d’autre fatigue que les effets de la tension subie au flanc de la montagne. Il lui vint à l’esprit que la journée avait passé vite, plus vite qu’il ne l’eût cru.
Il était maintenant éloigné de la zone de pression maximum mais il s’en méfiait trop encore pour faire halte. Ce n’était pas une perspective agréable que de dormir alors que le sol se déplacerait sous lui, l’emportant inéluctablement au sud.
Étant lui-même un microcosme de la ville, il ne pouvait se reposer davantage qu’elle.
La fatigue vint enfin et il s’allongea sur le terrain dur où il s’endormit aussitôt.
Il s’éveilla à l’aube et sa première pensée fut pour la pression vers le sud. Inquiet, il se dressa d’un bond et s’assura de son équilibre… la force était sensible, mais guère plus vive que dans son dernier souvenir.
Il jeta un coup d’œil en arrière.
Et là, c’était incroyable, se dressaient les montagnes.
Cela ne pouvait pas être. Il les avait vues, il les avait senties se réduire à une saillie de sol dur d’un ou deux pouces de haut. Pourtant elles étaient bien là : abruptes, de formes irrégulières, couronnées de neige.
Helward examina le contenu de son paquetage. Il avait perdu la corde et le grappin, et une grande partie de l’équipement, qu’il avait laissé près des femmes, mais il lui restait un bidon d’eau, un sac de couchage et plusieurs rations de nourriture déshydratée. Cela lui permettrait de tenir un bout de temps.
Il mangea un peu et assujettit sa charge sur son dos.
Il étudia le soleil, bien décidé cette fois à ne pas s’égarer.
Il se remit en marche vers le sud, vers les montagnes.
La pression croissait lentement autour de lui, le tirant en avant. Sous ses yeux les montagnes paraissaient perdre de la hauteur. La substance du sol devenait plus dure sous ses pieds et une fois de plus le terrain prenait l’aspect de fuseaux allongés.
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