— Bernie ! Tu vas trop loin ! protesta Wynn.
— On ne peut demander à personne de se c-charcuter rien que pour… s’indigna Frank.
— Laissez-la répondre à ma question. Je vous écoute, Mrs Eberhart. Si elle saigne, serez-vous convaincue ?
— Bernie !…
— Laissez-la répondre, bon Dieu !
Joanna, immobile, les pupilles dilatées, hocha affirmativement la tête.
— Si elle saigne… Oui, je la croirai réelle.
— On ne va demander à personne de se couper le doigt. Au contraire, nous…
— Bobbie, elle acceptera, dit Joanna. En admettant que Bobbie il y ait encore. Vous savez, mon amie, Bobbie Markowe.
— De Fox Hollow Lane ? s’enquit Bernie.
— Précisément.
— Eh bien, annonça-t-il aux autres. C’est à deux minutes d’ici. Réfléchissez une seconde, je vous prie. Ça nous évitera tout le trajet jusqu’au centre de la ville, et nous n’aurons pas à forcer Mrs Eberhart à aller là où elle refuse de se rendre.
Nul ne dit mot.
— C-ça ne me parait pas une s-si mauvaise idée, se décida à bégayer Frank. On pourrait en p-parler à Mrs Markowe.
— Elle ne saignera pas, lança Joanna.
— Si, affirma Wynn. Et vous admettrez alors votre erreur et vous nous laisserez vous reconduire auprès de Walter sans discuter.
— Si jamais elle saigne, oui, d’accord.
— Parfait. Toi Frank, pars en avant savoir si elle est chez elle et la prévenir. Voyez, Mrs Eberhart, je pose ma torche par terre. Bernie et moi allons vous précéder. Quant à vous, vous allez ramasser la torche et nous suivre à la distance qui vous tranquillisera. Mais maintenez la torche pointée sur nous pour que nous sachions que vous êtes toujours là. Je vous laisse aussi mon pardessus. Enfilez-le. Je vous entends claquer des dents.
* * *
Elle était dans l’erreur, elle le savait. Elle était dans l’erreur, mais également transie, mouillée, fatiguée, affamée et tiraillée de trente-six manières par des pulsions conflictuelles. Y compris celle de faire pipi.
S’ils étaient des tueurs, elle serait déjà morte. La branche ne les aurait pas arrêtés. Trois hommes contre une femme !
Elle avançait lentement sur ses pieds endoloris. Elle leva son rameau, l’examina, le lâcha. Son gant était humide et maculé, ses doigts gelés. Après quelques exercices de flexion, elle finit par les fourrer au creux de son aisselle, tandis que de son autre main, elle maintenait braquée, du mieux qu’elle pouvait, la lourde torche électrique.
Les hommes la précédaient à pas comptés. Le plus petit portrait un pardessus brun et une casquette de cuir rouge, et son compagnon, une chemise verte et des pantalons marron glissés dans des bottes de même couleur. Ses cheveux blonds tiraient sur le roux.
La veste de mouton qu’il lui avait prêtée était confortable aux épaules de Joanna. Sa forte odeur – d’animal, de vie – était agréable à respirer.
Bobbie allait saigner ! C’était pure coïncidence que Dale Coba ait travaillé sur les robots de Disneyland, que Claude Axhelm se prenne pour Pygmalion, qu’Ike Mazzard dessine des portraits flatteurs. Coïncidence qu’elle ait sombré dans… la folie. Parfaitement, la folie. « Rien de catastrophique, avait dit le Dr Fancher en souriant. Je suis certaine de pouvoir vous aider. »
Bobbie allait saigner et Joanna, elle, rentrerait à la maison se réchauffer.
Auprès de Walter ?
À quand remontait cette méfiance qu’elle éprouvait à son égard, cette impression de néant entre elle et son mari ? Qui en portait la responsabilité ?
Le visage de Walter s’était arrondi. Pourquoi ne l’avait-elle pas remarqué plus tôt ? S’était-elle trop concentrée sur ses travaux photographiques ? Avait-elle passé trop de temps dans sa chambre noire ?
Lundi, elle appellerait le Dr Fancher et elle irait s’allonger sur le divan de cuir brun ; elle pleurerait peut-être un peu mais elle s’efforcerait de redevenir une femme heureuse.
Les deux hommes l’attendaient au coin de Fox Hollow Lane.
Elle se força à presser le pas.
* * *
Frank était posté sur le seuil éclairé de Bobbie.
Après avoir échangé quelques mots avec lui, les deux hommes se retournèrent vers Joanna qui montait lentement l’allée.
Frank sourit.
— Elle a dit oui, annonça-t-il. Si ça doit vous rassurer, elle le f-fera avec p-plaisir.
Joanna tendit la torche à l’homme à la chemise verte, et nota au passage combien son gros visage était tanné et énergique.
— Nous vous attendrons ici, dit-il en lui reprenant sa veste de mouton.
— Surtout, protesta Joanna, qu’elle ne se sente pas obligée…
— Non, non, allez-y. Sinon vos doutes risquent de resurgir.
Frank s’avança.
— Elle est dans sa cuisine.
Joanna entra dans la maison qui l’enveloppa de sa chaleur. D’en haut se déversaient des flots de rock-music aux accents tour à tour éclatants et feutrés.
Elle parcourut toute la longueur du vestibule, non sans plier et déplier ses doigts engourdis.
En pantalon rouge et tablier brodé d’une énorme marguerite, Bobbie l’attendait, souriante, dans la cuisine.
— Bonsoir, Joanna, lança-t-elle.
Et elle sourit, belle et plantureuse. Un robot, Bobbie ? Impossible !
— Bonsoir, répondit Joanna, qui, saisissant le montant de la porte, s’y appuya de tout son long et y reposa sa tempe.
— Navrée d’apprendre ta triste condition, dit Bobbie.
— Je suis tout aussi navrée de m’y trouver, crois-moi.
— Je ne vois aucun inconvénient à m’ouvrir un peu le doigt, si ça peut te tranquilliser, déclara Bobbie qui, d’un pas harmonieux, tranquille et gracieux, se dirigea vers un des plans de travail.
Elle tira sur un tiroir.
— Bobbie, commença Joanna.
Elle ferma les paupières puis les releva.
— Vous êtes bien Bobbie, n’est-ce pas ? se reprit-elle.
— Évidemment, rétorqua Bobbie, un couteau à la main. Viens par ici, ordonna-t-elle en s’approchant de l’évier. D’où tu es placée, tu ne verrais rien.
Là-haut, le rock se déchaîna.
— Que se passe-t-il ? demanda Joanna.
— Je l’ignore. Ce doit être Dave qui occupe les garçons. Approche-toi. Tu ne peux rien voir.
Son couteau était énorme, avec une lame pointue.
— Tu risques de t’amputer avec ce truc, fit observer Joanna.
— Je vais faire attention, répondit Bobbie avec un sourire. Approche-toi, ajouta-t-elle, engageante, brandissant son énorme couteau.
Joanna redressa la tête et lâcha son appui. Elle pénétra dans cette cuisine si étincelante, si immaculée – si inattendue de la part de Bobbie.
Elle s’arrêta net. Cette musique, c’est pour noyer mes hurlements , pensa-t-elle. Ce n’est pas son doigt que Bobbie va trancher mais ma propre…
— Approche-toi, l’invita gentiment Bobbie, toujours postée près de l’évier, armée de son couteau pointu.
Rien de catastrophique, docteur Fancher ? que de croire qu’il s’agit de robots et non de femmes ? Que de m’imaginer que Bobbie s’apprête à m’assassiner ? Vous êtes vraiment sûre de pouvoir m’aider ?
— Surtout, ne t’y crois pas obligée, dit-elle à Bobbie.
— Ça te tranquillisera, répondit celle-ci.
— Après le Jour de l’An, j’ai rendez-vous avec un psychiatre, dit Joanna. Mes angoisses seront dissipées. Du moins je l’espère.
— Approche, répéta Bobbie. Les hommes attendent.
Joanna s’avança vers Bobbie qui, debout près de l’évier, le couteau à la main, semblait si réelle de partout – la peau, les yeux, les mains, les seins palpitant sous le tablier – qu’il était impossible, tout bonnement impossible, qu’elle soit un robot. Un point c’est tout.
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