Igan vint regarder Svengaard les yeux dans les yeux.
— Eux nous aiment, eux nous protègent, eux prennent soin de nous, récita-t-il sur un ton ironique.
— Que se passe-t-il donc ? demanda Svengaard.
— Vous n’entendez pas ? Vous ne voyez pas ? Vos amis les Optimhommes sont en train de stériliser Seatac. Aviez-vous des amis dans la ville ?
— Des amis ? Svengaard parlait d’une voix brisée. Il se détourna pour contempler le brouillard. Au loin, toutes les lumières s’étaient éteintes.
Des vibrations les firent encore une fois trembler, agitant le sol et le camion.
— À présent que pensez-vous d’eux ? insista Igan.
Svengaard secoua la tête car il ne pouvait plus parler. Pourquoi le système de protection n’interrompait-il pas la scène ? Ses organes sensoriels transmettaient à sa conscience une perception anormale de la réalité… une aberration inouïe. Voilà, ce ne pouvait être qu’une erreur de ses sens, une hallucination.
— Pourquoi ne répondez-vous pas ? reprit l’autre.
— Laissez-le tranquille, dit Harvey. Nous aussi nous souffrons. Vous n’avez donc pas de cœur ?
— Ses yeux sont ouverts, mais il refuse de croire.
— Comment ont-ils pu faire une chose pareille ? murmura Lizbeth.
— Instinct de conservation, grogna Boumour. Une caractéristique dont notre ami Svengaard semble dépourvu. On l’en a sans doute privé lors de son modelage.
Svengaard ne pouvait détacher les yeux du nuage vert qui continuait de s’étendre avec douceur. Là-bas la nuit la plus épaisse avait remplacé la vie et la lumière. Depuis cette brusque disparition, il avait une conscience aiguë de sa condition de mortel et il repensait à ses amis, au personnel de l’hôpital, aux embryons, à son épouse et compagne.
Tous annihilés.
Il se sentait vide, incapable d’éprouver la moindre émotion, même un ressentiment. Une question revenait sans cesse : Quel était leur but ?
— Dans la cabine avec lui, ordonna Glisson. À l’arrière, sur le plancher.
Des mains brutales le soulevèrent ; il reconnut Boumour et Glisson. L’absence d’émotivité de ces derniers ne cessait de le surprendre. Jamais auparavant, il n’avait rencontré un être dépourvu à ce point d’humanité.
Quand ils le roulèrent sur le sol de la cabine, le montant pointu d’un siège s’enfonça dans ses côtes. Ensuite, des jambes l’entourèrent ; quelqu’un posa même un pied sur son estomac, puis le retira. Les turbines vrombirent. Une porte claqua. Le véhicule démarra.
Svengaard fut envahi par une sorte de torpeur.
Lizbeth, qui était assise au-dessus de lui, poussa un profond soupir. En l’entendant, il fut saisi d’une sincère compassion pour la jeune femme. C’était la première émotion qu’il ressentait depuis la destruction de la mégalopole.
Pourquoi ont-ils fait cela ? se demanda-t-il. Pourquoi ?
Dans l’obscurité, Lizbeth saisit la main de son mari. De temps à autre le clair de lune éclairait la silhouette de Glisson qui se trouvait assis juste devant elle. L’économie de ses mouvements, la puissance que dégageait chacun de ses gestes emplissaient la jeune femme d’une inquiétude croissante. En outre, la cicatrice la démangeait ; elle aurait voulu se gratter mais, redoutant d’attirer l’attention sur elle, elle s’abstint. Le service des courriers s’était édifié lentement, en marge des Cyborgs et des Optimhommes, grâce en partie à la discrétion de ses membres. En ce moment, tenaillée par la peur, elle obéissait aux consignes données à l’entraînement.
Harvey transmit par le truchement de ses mains : Igan, Boumour, je lis leur pensée maintenant. Ce sont de nouveaux Cyborgs. Un seul maillon et des ordinateurs implantés. Ils sont en train de découvrir la nature humaine : ils manifestent des réactions normales et ils apprennent à contrôler leurs émotions.
Lizbeth assimila les informations.
Harvey lisait souvent mieux qu’elle ; elle relut dans l’esprit des deux chirurgiens.
— Tu comprends ? demanda-t-il.
— Tu as raison.
C’est une rupture complète avec le Centre ; ils ne pourront jamais y retourner.
Ce qui explique Seatac. Elle se mit à trembler.
Nous ne pouvons leur faire confiance. Et Harvey la serra contre lui pour la réconforter.
Le camion se frayait un chemin entre les collines, tantôt évitant une prairie, tantôt empruntant de vieilles pistes, et parfois même le lit asséché d’un cours d’eau. Peu avant l’aube, il laissa à sa gauche un pare-feu pour s’enfoncer dans un bouquet de cèdres et de pins. Les souffleries déclenchaient derrière lui, sur le chemin exigu, un cyclone de branches et de feuillages. Glisson s’arrêta enfin derrière une vieille bâtisse aux murs envahis par la mousse. Des rideaux ornaient les fenêtres étroites et de pseudo-canards s’alignaient devant ; les mauvaises herbes qui les recouvraient signalaient qu’on ne les avait pas fait fonctionner depuis longtemps. Ils se dressaient comme des êtres fantomatiques dans la lumière chiche d’une ampoule unique blottie sous l’avancée du toit.
Une fois les turbines arrêtées, les passagers du véhicule entendirent le ronronnement d’une machine. Le son provenait d’une manche à air dont la masse brillante et anguleuse s’érigeait entre les arbres.
Une porte s’ouvrit au coin de la bâtisse et un vieil homme apparut, qui se mouchait dans un mouchoir rouge. Il avait une grosse tête, une forte mâchoire et des épaules tombantes… Tout son visage respirait la servilité.
— C’est un signal, expliqua Glisson. Tout va bien… pour le moment. Il se glissa hors de la cabine, s’approcha du vieillard et toussota.
— Y’a beaucoup de malades par ici ces derniers temps, dit le vieil homme. Il avait une voix aussi usée que son visage, une voix sifflante, qui brouillait les consonnes.
— Vous n’êtes pas le seul à avoir des ennuis, reprit Glisson.
Le vieillard se redressa, et les épaules tombantes et le regard servile disparurent en même temps.
— Vous voulez une planque, c’est ça. J’sais pas si c’est prudent d’venir ici. Ch’sais même pas si j’dois vous cacher.
— C’est moi qui donne les ordres, vous, vous obéissez.
Après qu’il eut scruté son interlocuteur, une expression de colère apparut sur le visage de l’homme.
— Salauds de Cyborgs !
— Taisez-vous, dit Glisson d’une voix neutre. Il nous faut de la nourriture et une cachette pour la journée. J’aurais besoin de vous pour m’aider à cacher le camion ; vous devez connaître les alentours. Il nous faudra aussi un autre moyen de transport.
— Vaut mieux l’découper et l’enterrer, recommanda le vieillard. Y’a eu du grabuge, vous devez être au courant.
— Oui. Glisson se retourna vers le camion. Venez et amenez Svengaard.
Les autres lui obéirent, Igan et Boumour portant le prisonnier. Quoiqu’on eût libéré ses chevilles, le chirurgien paraissait incapable de se tenir debout. Lizbeth quant à elle, marchait courbée en avant. Son attitude trahissait son inquiétude : elle doutait que la cicatrisation se fût faite si vite en dépit du traitement enzymatique.
— Nous passerons la journée ici, dit Glisson. Cet homme vous montrera où vous logerez.
— A-t-on des nouvelles de Seatac ? demanda Igan.
Le Cyborg regarda le vieillard.
— Répondez.
L’autre haussa les épaules.
— Un courrier, y’a deux heures. Pas de survivants à c’qui paraît.
— Aucune nouvelle d’un certain docteur Potter ? croassa Svengaard.
Glisson pivota pour regarder le prisonnier.
— Ch’sais pas. Quelle route il a prise ?
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