— Pas vous en tout cas, dit Harvey en regardant fixement le chirurgien. Vous vous trouviez juste au-dessus de lui.
Igan pâlit. Il se souvint de son inertie après ce sursaut de frayeur. Une bouffée de colère l’envahit. De quel droit ce crétin se permettait-il de poser des questions ?
— Je regrette, je ne suis pas un homme violent, répondit-il avec raideur.
— Vous devriez apprendre. Harvey sentit la main de Lizbeth se poser sur son épaule et il se laissa ramener sur leur banquette. S’il vous reste un peu de ce truc à assommer, vous feriez mieux de lui en donner une autre dose avant qu’il ne s’éveille.
Igan refoula une réplique acérée.
— Dans le sac sous notre banquette, dit Boumour. C’est une bonne idée.
Glacial, Igan prit une dose et l’administra à Svengaard.
La voix du conducteur résonna de nouveau dans le haut-parleur.
— Attention ! Bien que personne ne nous poursuive dans l’immédiat, nous ne devons pas en conclure que les cris n’aient pas été entendus. Par conséquent, j’applique le plan Gamma.
— Qui est ce conducteur ? murmura Harvey.
— Je n’ai pas pu voir qui ils avaient programmé, dit Boumour qui regarda Harvey avec attention. La question était judicieuse. Le conducteur avait l’air bizarre, plus bizarre encore que les Cyborgs dont il avait l’habitude. Ils l’avaient assuré que leur guide aurait un ordinateur programmé, une machine conçue pour leur fournir tous les moyens de réussir leur évasion. Mais qui avaient-ils choisi pour accomplir cette tâche ?
— Qu’est-ce que le plan Gamma ? demanda Lizbeth.
— Nous allons dévier de l’itinéraire prévu, dit Boumour qui s’abîma dans la contemplation du mur opposé. Dévier de l’itinéraire prévu… cela signifiait qu’ils allaient dépendre totalement des capacités du conducteur, du Cyborg… et des quelques cellules éparses de la Résistance qui restaient encore disponibles. Et n’importe laquelle de ces cellules avait pu être noyautée. Boumour, plutôt stoïque d’habitude, commença à sentir les crispations de la peur.
— Chauffeur ! appela Harvey.
— Taisez-vous ! jappa le conducteur.
— Tenez-vous-en au plan d’origine, commanda Harvey. Il prévoit des moyens de secours au cas où ma femme…
— La sauvegarde de votre femme n’est pas un facteur déterminant, répondit le conducteur. On ne doit pas découvrir les installations prévues sur la route. Ne me troublez pas avec vos objections. Le plan Gamma est en cours d’exécution.
Comme Harvey bondissait, prenant appui d’une main sur la banquette :
— Doucement, Durant. Que pouvez-vous faire ?
Harvey se laissa retomber lourdement et chercha la main de sa femme. Elle lui étreignit les doigts.
— Attends… N’as-tu pas lu la pensée des docteurs ? Eux aussi, ils ont peur… et ils sont inquiets.
— C’est toi qui m’inquiètes.
Ainsi sa sauvegarde – et la nôtre aussi sans doute – ne sont pas des facteurs déterminants , pensa Boumour. Mais alors quel est le facteur déterminant ? De quel programme dépend notre ordinateur-de-chair ?
Nourse, abandonné par ses compagnons de la Tuyère, trônait seul dans le globe, toute son attention concentrée sur les rayons, les lumières, les clignotements émanant des indicateurs, ce kaléidoscope qui rendait compte des activités de la masse. Un cadran lui apprit qu’il faisait nuit dans son hémisphère ; l’ombre s’étendait sur le territoire de Seatac à la mégalopole de N’Scotia. Il interpréta cette présence physique des ténèbres comme un signe prémonitoire des événements dramatiques qui se préparaient et il se prit à souhaiter le retour rapide de Schruille et de Calipine.
L’écran consacré aux rapports visuels s’alluma. Nourse se tourna vers lui alors que les contours du visage d’Allgood s’y dessinaient. Le patron de la Sécurité inclina la tête en signe de respect.
— Que se passe-t-il ? demanda l’Optimhomme.
— Le poste de contrôle de Seatac a signalé qu’un camion transportant un mystérieux chargement venait de passer, Nourse. Ses turbines étaient équipées d’insonorisateurs que nous avons décelés. Les insonorisateurs dissimulaient des bruits de respiration : cinq personnes cachées dans le chargement. Des voix se sont échappées de l’intérieur au moment où le camion démarrait. Suivant vos instructions, nous avons placé un traceur sur le camion et nous continuons de le surveiller. Quels sont les ordres ?
Ça commence, pensa Nourse. Et pendant que je suis seul ici, en plus.
Il regarda les appareils qui étaient reliés au contrôle de Seatac-Est. Le camion n’était qu’un petit point vert gros comme une tête d’épingle qui se déplaçait sur l’écran. Il lut la transcription de l’incident en numérotation binaire et la compara avec une analyse prévisionnelle du développement de la situation. Les paramètres auxquels il aboutit laissaient pressentir une issue fatale.
— Nous avons pu identifier les voix, Nourse. Les empreintes vocales appartiennent à…
— Svengaard et Lizbeth Durant, compléta Nourse.
— Et où elle va, son mari va.
La logique sentencieuse d’Allgood commençait à agacer l’Optimhomme. Il réprima un mouvement de colère en s’apercevant que l’autre avait oublié d’utiliser le nom de l’Optimhomme auquel il s’adressait. C’était un petit détail, mais il en disait long, d’autant plus que Allgood ne semblait pas s’être rendu compte de son oubli.
— Ce qui nous laisse deux personnes non identifiées, remarqua Nourse.
— Nous pouvons faire une supposition judicieuse… Nourse.
— Deux de nos pharmaciens réfractaires, dit Nourse après avoir jeté un coup d’œil aux paramètres.
— Potter, peut-être, Nourse.
L’Optimhomme secoua la tête.
— Potter est dans nos murs.
— Il est possible qu’ils aient une éprouvette portative contenant l’embryon, mais nous n’avons pas pu détecter la présence de l’appareil.
— Vous ne pouviez pas l’entendre, et d’ailleurs même si vous l’aviez entendu, vous n’auriez pas pu l’identifier.
Nourse leva les yeux vers les écrans ; ils étaient allumés, tous, sans exception. Les Optimhommes observaient ce globe particulier ; nuit et jour maintenant les circuits restaient branchés.
— Ils savent ce que je pense, se dit-il. En sont-ils dégoûtés ou bien voient-ils dans toute cette affaire une autre manifestation intéressante de violence !
Comme prévu, Allgood répondit :
— Je n’arrive pas à comprendre, Nourse.
— Pas d’importance, rétorqua Nourse qui dévisagea son interlocuteur. Il avait l’air si jeune. Mais Nourse avait récemment remarqué une chose : le Centre grouillait de jeunes, mais aucun d’eux ne l’était vraiment. Pour un œil avisé, même les serviteurs stéris trahissaient ce phénomène. Il se sentit soudain lui-même dans la peau d’un Stéri de la masse, toujours à l’affût des signes de vieillissement chez les autres, rempli de l’espoir que, par comparaison, il rajeunissait.
— Quelles sont les instructions, Nourse ? insista Allgood.
— Les appels de Svengaard nous indiquent qu’il est prisonnier, mais nous ne devons pas négliger l’éventualité d’une ruse subtile. Il parlait d’une voix lasse, sur un ton résigné.
— Devons-nous détruire le camion, Nourse ?
— Détruire… Nourse haussa les épaules. Non, pas encore. Continuez de le surveiller. Déclenchez l’alerte générale : il nous faut connaître leur destination. Relevez tous les contacts qu’ils établissent et faites une enquête à leur sujet.
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