Abel but une gorgée de vin et parut réfléchir à cette réponse avant de reprendre la parole.
— Nous avons, semble-t-il, un second réfugié politique entre nos mains. Une bien curieuse histoire… C’est d’ailleurs un de vos sujets. Un Florinien. Un Prud’homme du nom de Myrlyn Terens.
Les yeux de Fife lancèrent des éclairs.
— Nous nous en doutions à moitié. Il y a une limite à l’ingérence ouverte de Trantor dans les affaires de Sark, Abel ! L’homme que vous avez kidnappé est un assassin. Vous ne pouvez pas le faire passer pour un réfugié Politique.
— Vous le voulez ?
— Vous songez à un marché ? Que demandez-vous ?
— Cette conférence dont je vous parlais.
— Pour un Florinien meurtrier ? Il n’en est évidemment pas question.
— Mais la manière dont ce Prud’homme a réussi à échapper à nos recherches est assez étrange. Cela vous intéressera peut-être ?…
Junz, qui arpentait la pièce, secoua la tête. La soirée était déjà bien avancée. Il aurait souhaité Pouvoir dormir mais il savait qu’il lui faudrait encore user de la somnine.
— J’aurais pu être obligé d’employer la menace comme le voulait Steen, dit Abel. Ç’aurait sûrement été regrettable. Un risque énorme pour un résultat incertain. Mais, tant que le Prud’homme n’était pas là, je n’avais pas le choix. Sauf, évidemment, la politique du laisser-faire.
Junz hocha vigoureusement le menton.
— Non ! ! fallait agir. Pourtant, c’est du chantage, ni plus ni moins.
— Techniquement, oui, sans doute. Qu’auriez-vous voulu que je fasse ?
— J’aurais agi exactement comme vous. Je ne suis pas un hypocrite, Abel. Ou, du moins, j’essaie de ne pas en être un. Je ne condamnerai pas vos méthodes alors que j’ai l’intention de tirer le meilleur parti possible de ce que vous obtiendrez. Mais, quand même, je pense à cette jeune fille…
Elle n’a rien à craindre tant que Fife respectera les termes du contrat.
— Elle me fait pitié. Les aristocrates sarkites me répugnent à présent à cause de la manière dont ils traitent les Floriniens, mais je ne peux pas m’empêcher de la plaindre.
Sur le plan individuel, soit. Mais c’est Sark qui est responsable en dernier ressort. Dites-moi, mon cher, avez-vous déjà embrassé une fille dans une voiture ?
Un sourire à peine esquissé fit frémir les lèvres de Junz.
— Oui.
— Moi aussi, bien que. vous vous en doutez, mes souvenirs soient plus lointains que les vôtres. Si l’aînée de mes petites-filles était, comme c’est probable, en train de se livrer à ce genre d’exercice au moment où je vous parle, je n’en serais pas autrement étonné. Mais un baiser volé au fond d’une voiture, qu’est-ce sinon l’expression de l’émotion la plus naturelle qui soit ? Réfléchissez. Prenons une jeune personne dont nous supposerons qu’elle soit d’un rang élevé. Elle se trouve accidentellement dans la même voiture que… disons un criminel qui profite de l’occasion pour lui voler un baiser. Une impulsion… Elle n’est pas consentante. Qu’éprouveriez-vous ? Qu’éprouverait son père ? De la peine ? Peut-être. Il serait ennuyé ? Certainement. Il se mettrait en colère ? Il se sentirait offensé ? Insulté ? Oui, tant que vous voudrez. Mais déshonoré ? Non ! Déshonoré au point d’accepter de mettre en péril les affaires d’État pour que l’incident ne s’ébruite pas ? Hypothèse absurde !
« Or, c’est précisément la situation dans laquelle nous nous trouvons et cela n’aurait pas pu arriver ailleurs que sur Sark. Samia de Fife n’est coupable que d’entêtement et de naïveté. Je suis convaincu qu’elle s’était déjà laissé embrasser. Elle pourra échanger encore d’innombrables baisers avec n’importe qui sans que personne y trouve à redire, sauf si son partenaire est un Florinien. Seulement voilà : c’est un Florinien qu’elle a embrassé.
« Aucune importance qu’elle n’ait pas su qu’il était florinien. Aucune importance qu’elle n’ait cédé qu’à son corps défendant. Si cette photo où l’on voit l’Écuyère de Fife dans les bras d’un Florinien est rendue publique, la vie ne sera plus possible, ni pour elle ni pour son père. j’ai vu la tête que faisait Fife quand je lui ai montré le cliché. On ne pouvait pas dire de façon certaine que le Prud’homme était un Florinien. Il portait des vêtements sarkites et une calotte dissimulait entièrement ses cheveux. Son teint était clair mais ce n’est pas concluant. Pourtant, Fife savait que la nouvelle serait joyeusement tenue pour vraie par une foule de gens, amateurs de scandale et de sensationnel, dont elle ferait la joie ; que cette photo serait considérée comme un témoignage irréfutable. Et il savait que ses ennemis politiques en tireraient tout le bénéfice possible. Appelez cela du chantage si vous voulez. C’est peut-être du chantage mais un chantage qui ne marcherait nulle part ailleurs. C’est le système social perverti de Sark qui nous a fourni cette arme et je n’ai aucun remords à m’en servir.
Junz soupira.
— De quoi êtes-vous convenus ?
— La conférence s’ouvrira demain à midi.
— Il a donc suspendu son ultimatum ?
— Sine die . Je serai personnellement dans son bureau.
— Ce risque est-il indispensable ?
— On ne peut guère le qualifier de risque. il y aura des témoins. Et je désire vivement me trouver physiquement en présence de ce spatio-analyste que nous recherchons depuis longtemps.
— Et moi ? fit Junz avec inquiétude. Assisterai-je à cette réunion ?
— Oui. Le Prud’homme aussi. Nous aurons besoin de lui pour identifier le spatio-analyste. Steen sera également là. Vous serez tous présents par projection tridimensionnelle.
— Je vous remercie.
L’ambassadeur réprima un bâillement et considéra Junz, les yeux papillotants.
— Maintenant, si vous permettez, je vais me retirer. Je n’ai pas dormi depuis trente-six heures et j’ai bien peur que mon organisme usé ne puisse supporter une nouvelle dose de somnine. Il faut que je dorme.
Depuis que la projection tridimensionnelle avait été mise au point, il était rare que les participants aux conférences importantes se retrouvent face à face, Aux yeux de Fife, la présence physique du vieil ambassadeur avait quelque chose de franchement choquant. On ne pouvait dire que son teint olivâtre se fût encore assombri mais une colère muette durcissait ses traits.
Elle ne pouvait qu’être muette. Fife ne pouvait parler. Il ne pouvait que dévisager d’un air morose les hommes assis devant lui.
Abel ! Un vieux gâteux mal fagoté soutenu par un empire d’un million de planètes.
Junz ! Ce moricaud aux cheveux crépus, ce gêneur dont l’obstination avait précipité la crise…
Steen ! Ce traître qui n’osait pas rencontrer son regard !
Le Prud’homme ! C’était lui que Fife avait le plus de mal à supporter. Cet indigène qui avait déshonoré sa fille par son seul contact et qui le narguait, sain et sauf derrière l’asile inviolable des murs de l’ambassade trantorienne. S’il avait été seul, Fife eût aimé se laisser aller à grincer des dents, à frapper son bureau à coups de poing. Mais pas un muscle de son visage ne devait tressaillir, bien qu’ils fussent tous tendus à se rompre.
Si Samia n’avait pas !… Il chassa cette pensée. Sa propre négligence avait encouragé l’entêtement de sa fille et, à présent, il ne pouvait lui faire de reproches. Elle n’avait essayé ni de se justifier ni d’atténuer sa faute. Elle lui avait avoué la vérité tout entière, son désir de jouer les espionnes interstellaires, la façon affreuse dont s’était achevée son entreprise. Amère et honteuse, elle n’espérait qu’une chose : la compréhension de son père. Elle pouvait compter sur lui, même si cela devait aboutir à la ruine de l’édifice que l’Écuyer de Fife avait construit.
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