Il prit la parole en ces termes :
— J’ai convoqué cette conférence parce qu’on m’a forcé la main. Je n’ai rien à dire pour ma part. Je suis ici pour écouter.
— Je crois que Steen aimerait parler le premier, fit Abel.
Le regard de Fife se chargea d’un tel mépris que Steen, piqué au vif, lança d’une voix tonitruante.
— Vous m’avez contraint de me rallier à Trantor, Fife. Vous avez violé le principe d’autonomie. Vous ne pouviez espérer que j’accepterais cela. Ma parole !
Fife resta muet.
Au fait, Steen, dit l’ambassadeur sur un ton également méprisant. Vous aviez quelque chose à dire. C’est le moment.
Steen rougit et le fard n’y était pour rien.
— Comptez sur moi ? Je ne prétends pas, moi, avoir les dons de détective dont l’Écuyer de Fife se glorifie mais je suis capable de faire un raisonnement. Et j’ai raisonné ! Hier, Fife nous a parlé d’un mystérieux personnage, un traître qu’il appelait X. J’ai compris que ce n’était qu’un prétexte pour lui permettre de proclamer l’état d’urgence. Je n’ai pas été dupe un seul instant.
— Si X n’existe pas, pourquoi vous êtes-vous enfui ? demanda doucement Fife. Celui qui fuit s’accuse lui-même.
— Vraiment ? s’écria Steen. Je m’enfuirais d’une maison en flammes même si ce n’était pas moi qui avais allumé l’incendie.
— Continuez, Steen, laissa tomber Abel.
Steen passa sa langue sur ses lèvres et examina ses ongles qu’il se mit à polir tandis qu’il reprenait :
— Je me suis interrogé sur la raison qui avait poussé Fife à nous raconter une histoire aussi compliquée. Ce n’est pas son genre. Parole ! Je le connais. Nous le connaissons tous. Fife n’a aucune imagination, Excellence. C’est une brute. Il est presque aussi fruste que Bort.
Fife, la mine sombre, se tourna vers Abel.
— A-t-il des révélations à faire ou n’est-il là que pour radoter ?
— Je veux bien, mais laissez-moi parler ! Bonté divine ! De quel côté êtes-vous ? Je me suis demandé (c’était après le dîner), je me suis demandé : Pourquoi un homme comme Fife forge-t-il une histoire de ce genre ? Il n’y avait qu’une seule réponse : il n’avait pas pu l’inventer. Pas avec son manque d’imagination Donc, elle était vraie. Il était impensable qu’elle ne le fût pas. Et des patrouilleurs ont effectivement été tués, quoiqu’il soit tout à fait capable d’avoir organisé lui-même la chose.
Fife haussa les épaules.
— Mais qui est X ? poursuivit Steen. Pas moi. Ma parole. Je suis bien placé pour le savoir ! Néanmoins, j’admets que ce ne puisse être qu’un Grand Écuyer. Or, quel grand Écuyer était le mieux informé ? Lequel a essayé de nous faire peur depuis un an avec ce spatio-analyste pour nous obliger à créer ce qu’il appelle un « front uni » et que j’appellerai, moi, la soumission à la dictature de Fife ? Je vais vous dire qui est X !
Steen se leva. Le sommet de son crâne effleura le bord extrême du cube récepteur et parut tranché net sur une épaisseur d’un pouce.
— Le voici ! fit-il en désignant Fife d’un doigt tremblant. C’est l’Écuyer de Fife. Il a retrouvé le spatio-analyste. Il l’a mis sur la touche quand il a vu que nous n’étions pas impressionnés par les sornettes qu’il a débitées lors de la première conférence, pour le ressortir de sa manche après avoir préparé un coup d’Etat militaire.
Fife demanda d’une voix lasse à Abel :
— En a-t-il fini ? Si oui, qu’il disparaisse. Un homme normal ne peut supporter cet individu.
— Avez-vous un commentaire à apporter à ces propos ?
— Bien sûr que non ! Ils n’en méritent aucun. Cet homme est désespéré et il est prêt à dire n’importe quoi.
— Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement, Fife ! s’écria Steen. – Son regard fît le tour des visages. Ses yeux n’étaient plus qu’une fente et la tension blanchissait ses narines. Il était toujours debout. – Ecoutez-moi. Fife prétend que ses limiers ont trouvé des documents dans le cabinet d’un médecin. Selon lui, le médecin en question est mort des suites d’un accident après avoir examiné le spatio-analyste et diagnostiqué un lavage de cerveau. Il affirme que c’est X qui l’a assassiné pour qu’il ne révèle pas l’identité du spatio-analyste. Voilà ce qu’il a dit. Demandez-lui si c’est vrai.
— Et si j’ai dit cela ?
— Demandez-lui donc comment il a pu saisir les archives conservées dans le bureau d’un médecin mort et enterré depuis des mois s’il ne les avait pas en main dès le début !
— Sottises ! répondit Fife. Nous pouvons continuer indéfiniment comme cela. Nous perdons notre temps. Un autre médecin a pris la clientèle de son confrère et a hérité ses dossiers. Vous vous figurez que les archives d’un docteur disparaissent après la mort de leur possesseur ?
— Non, évidemment, fit Abel.
Steen bredouilla quelque chose d’inintelligible et se rassit.
— Et maintenant ! s’exclama Fife. Qu’avez-vous encore à dire ? Avez-vous d’autres accusations à formuler ?
Il s’exprimait d’une voix voilée, frémissante d’amertume.
— Steen tenait à faire cette déclaration. L’incident est clos. Mais Junz et moi sommes ici pour autre chose. Nous voudrions voir ce spatio-analyste.
Les mains de Fife se crispèrent brusquement sur le rebord du bureau et ses sourcils noirs se froncèrent.
Nous avons arrêté un individu atteint de débilité mentale qui se prétend spatio-analyste. Je vais donner l’ordre qu’on l’introduise ici.
Jamais Valona March n’avait rêvé que des choses aussi irréelles pussent exister. Il y avait plus de vingt-quatre heures qu’elle était arrivée sur Sark et à partir du moment où elle avait posé le pied sur le sol de la planète, elle était allée d’émerveillement en émerveillement. Même les cachots où Rik et elle-même avaient été jetés après qu’on les eut séparés étaient d’une fabuleuse invraisemblance. Quand on appuyait sur un bouton, de l’eau jaillissait d’un tuyau. Les murs exhalaient de la chaleur quoique, dehors, l’air fût fraîcheur inimaginable. Et tous ceux qui avaient parlé à Valona étaient superbement vêtus.
Elle avait vu des pièces remplies de choses inconnues. Celle où elle se trouvait maintenant était plus grande que toutes les autres mais presque nue. Et il y avait beaucoup de monde. Un homme à l’air sévère assis derrière un bureau : un second très vieux et très ridé, dans un fauteuil ; trois autres…
Parmi ces derniers, elle reconnut le Prud’homme.
Elle se précipita vers lui.
— Prud’homme ! Prud’homme !
Mais il n’était pas là !
Il s’était levé et avait agité le bras.
— N’approchez pas, Lona. N’approchez pas.
Et elle était passée à travers lui. Quand elle avait voulu le saisir à la manche, il avait reculé. Elle s’était jetée en avant, trébuchant presque, et était passée à travers le Prud’homme. Elle était restée quelques instants sans voix. Le Prud’homme s’était trouvé en face d’elle, mais elle ne pouvait plus voir que ses propres jambes sur le rebord du fauteuil ou elle s’était effondrée.
Elle distinguait avec précision le lourd accoudoir du fauteuil, sa couleur, son volume. Il lui encerclait les jambes mais elle ne le sentait pas. Sa main tremblante s’enfonça d’un pouce à l’intérieur de la tapisserie. Valona ne voyait plus le bout de ses doigts mais elle ne sentait toujours rien.
Elle poussa un cri et roula sur le sol. Sa dernière vision fut celle du Prud’homme tendant instinctivement les bras pour la retenir tandis qu’elle tombait comme si les membres de Terens n’étaient que des formes impalpables.
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