Le truc consistait à pédaler assez vite pour garder le glisseur à flot, mais pas trop pour que l’homme tenant le racloir ait le temps de finir de détacher l’excroissance. Au début, ce fut difficile à régler. Mettant à profit sa grande taille, Kinverson se pencha très loin pour brandir le racloir et taper sur le rebord ligneux. Mais il ne put porter que deux coups, car le glisseur s’éloigna de l’endroit qu’il avait commencé à attaquer. Puis les deux hommes reculèrent et s’efforcèrent de rester plus longtemps au même endroit, mais l’embarcation commença à perdre de la hauteur et à s’enfoncer dans l’eau.
Au bout d’un moment, ils attrapèrent le coup. Delagard pédalait et Kinverson frappait. Quand la fatigue commença manifestement à gagner le grand pêcheur, ils échangèrent leur place, se déplaçant précautionneusement dans la frêle embarcation jusqu’à ce que Delagard soit installé à l’avant et que Kinverson se mette à pédaler.
— Bon, aux suivants ! cria enfin Delagard qui avait travaillé avec son ardeur habituelle et paraissait épuisé. Deux autres volontaires ! Léo, ne vous ai-je pas entendu dire que vous preniez la suite ? Et vous aussi, Lawler ?
C’est Pilya Braun qui manœuvra les bossoirs pour faire descendre Lawler et Martello. La mer était assez calme, mais la fragile embarcation était secouée et ballottée par la houle. Lawler s’imagina projeté dans l’eau par une vague un peu plus forte que les autres. En baissant la tête, il distingua des fibres de la plante aquatique qui flottaient juste au bord de la saillie qui s’était formée. Quand les mouvements de l’eau les poussèrent vers le navire, il en vit distinctement plusieurs s’agréger au rebord végétal.
Il vit aussi de petites créatures luisantes, en forme de ruban, s’enrouler et se tortiller dans l’eau. Des vers, des serpents, des anguilles peut-être. Elles semblaient vives et agiles. Peut-être espéraient-elles trouver quelque chose à manger.
Le rebord ligneux résistait aux coups de racloir. Lawler fut obligé de saisir le manche de l’instrument à deux mains et de l’abattre de toutes ses forces. Le racloir glissait souvent sur la surface de la curieuse excroissance, sans l’entamer, dévié par la dureté des fibres. À deux reprises, il faillit même échapper à Lawler.
— Attention ! cria Delagard, penché sur le plat-bord. Nous n’en avons pas de rechange !
Lawler trouva un moyen efficace d’utiliser l’instrument en frappant légèrement de biais, de manière à insérer le tranchant du racloir entre les filaments de la masse fibreuse. D’énormes blocs se détachaient et s’éloignaient en flottant. Il trouva le rythme et se mit à frapper à coups redoublés. La sueur dégoulinait sur sa peau. Ses bras et ses poignets commençaient à protester et la douleur se propageait en remontant vers les aisselles, la poitrine, les épaules. Son cœur battait la chamade.
— Ça suffit ! dit-il en haletant. À votre tour, Léo.
Martello paraissait infatigable. Il frappait avec une joyeuse vigueur que Lawler trouvait humiliante. Il croyait avoir largement fait sa part de travail, mais, en cinq minutes, Martello abattit autant de besogne que lui pendant tout le temps qu’il avait manié le racloir. Lawler se dit que Martello devait être en train de composer un nouveau chant pour son poème épique tout en frappant comme un forcené.
Il nous fallut jeter toutes nos forces
Pour vaincre enfin l’implacable ennemi,
Détruisant vaillamment les fibres maléfiques,
Frappant, tranchant et taillant sans répit.
Onyos Felk et Lis Niklaus les remplacèrent. Ensuite, ce fut le tour de Neyana et de Sundira, puis celui de Pilya et de Gharkid.
— Cette saloperie repousse aussi vite que nous la coupons, dit Delagard avec aigreur.
Mais ils étaient dans la bonne voie. De gros blocs de la substance fibreuse s’étaient détachés et, en plusieurs endroits de la coque, on voyait réapparaître la couche de doigts de mer.
Le tour de Delagard et de Kinverson revint. Ils frappèrent et tranchèrent avec une fureur diabolique. Quand ils remontèrent sur le pont, les deux hommes étaient cramoisis et épuisés ; ils avaient dépassé la simple fatigue pour parvenir à un état transcendantal de brûlante exaltation.
— Allons-y, doc, dit Martello. C’est encore à nous.
Leo Martello semblait résolu à surpasser Kinverson lui-même. Tandis que Lawler assurait la stabilité du glisseur par un effort continu qui tétanisait ses muscles, Martello se lançait à l’assaut de l’ennemi végétal comme un ange exterminateur. Vlan ! Vlan ! Vlan ! Il soulevait le racloir très haut au-dessus de sa tête et l’abattait à deux mains sur la saillie végétale. Vlan ! Vlan ! Les vagues entraînaient aussitôt les énormes blocs qui se détachaient. Chaque coup de Martello était plus violent que le précédent. Le glisseur tanguait follement et Lawler avait toutes les peines du monde à le maintenir en équilibre. Et vlan ! Et vlan !
Soudain, Martello se dressa encore plus haut et abattit le racloir avec une force incroyable. Une énorme plaque se déchira, dégageant la coque de la Reine d’Hydros. Elle dut se détacher plus facilement que Martello ne l’avait prévu, car il perdit d’abord l’équilibre, puis il laissa échapper le racloir. Il essaya de rattraper le manche, mais il le manqua et bascula en avant, la tête la première, dans une grande gerbe d’eau.
Sans cesser de pédaler, Lawler se pencha et tendit la main. À deux mètres du glisseur, Martello se débattait comme un forcené. Mais soit il ne voyait pas la main tendue vers lui, soit la panique l’empêchait de comprendre ce qu’il fallait faire.
— Nagez vers moi, hurla Lawler. Par ici, Leo ! Par ici.
Mais, dans son affolement, Martello continuait de s’agiter inutilement. Il avait les yeux révulsés. Puis, brusquement, tout son corps se raidit, comme frappé sous l’eau par un coup de poignard, et il commença de faire des mouvements convulsifs.
Le bossoir avait été baissé et Kinverson était maintenant suspendu au-dessus des flots.
— Plus bas ! cria-t-il. Encore un peu ! Voilà ! Un peu plus à gauche… C’est bon !
Martello se débattait toujours. Kinverson le saisit sous les bras et le sortit de l’eau aussi aisément qu’il l’eût fait d’un enfant.
— À vous, docteur, dit Kinverson.
— Vous ne pourrez pas nous tenir tous les deux !
— Par ici ! Approchez !
L’autre bras de Kinverson se referma autour de la poitrine du médecin.
Le bossoir fut hissé le long des bordages, par-dessus le bastingage, et son chargement fut déposé sur le pont. Lawler se dégagea de l’étreinte de Kinverson, il vacilla et piqua du nez. Il tomba violemment sur les deux genoux. Sundira s’élança aussitôt pour l’aider à se relever.
Étendu sur le dos, ruisselant d’eau, Martello demeurait totalement inerte.
— Écartez-vous, ordonna Lawler. Vous aussi, Gabe, ajouta-t-il en faisant signe à Kinverson de s’éloigner.
— Il faut le retourner pour chasser l’eau de ses poumons, docteur.
— Ce n’est pas l’eau qui m’inquiète. Écartez-vous, Gabe. Tu sais où se trouve la trousse contenant les instruments, dit-il en se tournant vers Sundira. Les scalpels et le reste. Peux-tu aller me la chercher, s’il te plaît ?
Il s’agenouilla près de Martello et le dévêtit jusqu’à la taille. Léo respirait, mais il semblait avoir perdu connaissance. Il avait les yeux écarquillés, fixes. De temps en temps, ses lèvres se retroussaient en un affreux rictus de douleur et tout son corps était agité de soubresauts, comme s’il recevait des décharges électriques. Puis il retombait sur le pont, inerte.
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