Neyana apporta une couverture dans laquelle ils enveloppèrent le corps. Kinverson le prit dans ses bras et se dirigea vers le bastingage.
— Attends, dit Pilya. Mets cela avec lui.
Elle lui tendit une liasse de feuilles qu’elle avait dû remonter de la cabine de Martello. Son fameux poème. Elle glissa les feuilles pliées, usées par le contact des doigts, dans la couverture et tira sur les bords pour la serrer autour du corps. Lawler eut envie de protester, mais il se contint. Le manuscrit devait partir avec Martello.
— Nous recommandons à la mer l’âme de notre bien-aimé Leo, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…
Encore le Saint-Esprit ? Chaque fois que Lawler entendait cette curieuse expression dans la bouche de Quillan, il avait un mouvement d’étonnement.
C’était un concept tellement bizarre. Il avait beau essayer, il ne parvenait pas à imaginer ce que pouvait être un esprit saint. Il chassa cette pensée de son esprit. Il était trop fatigué pour faire ce genre de spéculations.
Kinverson transporta le corps jusqu’au bastingage et le souleva. Puis il avança légèrement les bras, et le corps bascula et tomba dans la mer.
Aussitôt, comme par une sorte de magie des profondeurs, d’étranges créatures apparurent, des animaux au corps allongé muni de nageoires et couvert d’un épais et soyeux pelage noir. Il y avait cinq animaux ondoyants aux yeux doux, au museau sombre et effilé couvert de poils noirs. Doucement, tendrement, ils entourèrent le corps de Martello bercé par la houle. En le maintenant à flot, ils commencèrent à dérouler la couverture dont il était enveloppé. Doucement, tendrement, ils dégagèrent le corps. Puis – toujours doucement, tendrement – ils se pressèrent autour de la forme sans vie et entreprirent de la dépecer.
Tout se passa calmement, sans précipitation, sans frénésie gloutonne. C’était un spectacle à la fois horrifiant et d’une très troublante beauté. Leurs mouvements faisaient naître dans la mer une extraordinaire phosphorescence. Martello sembla absorbé par de froides flammes ardentes. Il disparut dans une explosion de lumière. Les étranges créatures firent une leçon d’anatomie en commençant par repousser la peau pour exposer tendons et ligaments, muscles et nerfs. Puis ils s’attaquèrent à des tissus plus profonds. C’était une scène extrêmement troublante, même pour Lawler pour qui les secrets intimes du corps humain n’avaient depuis longtemps plus rien de secret. Mais le travail était exécuté si proprement, si posément, si respectueusement qu’il était impossible de ne pas regarder et de ne pas être sensible à la beauté de ce qu’ils faisaient. Couche après couche, ils dégagèrent les tissus jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’ossature blanche de la cage thoracique. Puis ils levèrent la tête vers les spectateurs appuyés au bastingage, comme pour quêter leur approbation. Ce qui brillait dans leurs yeux était indubitablement une lueur d’intelligence. Lawler les vit incliner la tête, comme pour saluer, puis ils plongèrent et disparurent aussi silencieusement qu’ils étaient venus. Le squelette parfaitement nettoyé de Martello n’était plus visible, en route vers un royaume inconnu où il ne faisait aucun doute que d’autres organismes attendaient pour faire bon usage du calcium qu’il contenait. Du jeune homme plein de vitalité qu’avait été Leo Martello, il ne subsistait plus que quelques pages du manuscrit flottant à la surface de l’eau. Et, au bout d’un petit moment, elles disparurent à leur tour.
Plus tard, quand il fut seul dans sa cabine, Lawler vérifia ce qui restait de sa réserve d’extrait d’herbe tranquille. À peu près deux jours, estima-t-il. Il en versa la moitié dans un gobelet et vida le contenu d’un trait.
Qu’est-ce que ça peut faire ? se dit-il.
Puis il but tout le reste. Qu’est-ce que ça peut faire ?
Les premiers symptômes de l’état de manque apparurent le surlendemain, en fin de matinée : sueurs, tremblements, nausées. Lawler était prêt à y faire face, ou tout au moins il croyait l’être. Mais les symptômes devinrent rapidement beaucoup plus pénibles qu’il ne l’avait imaginé, une épreuve si rude qu’il n’avait plus la certitude de pouvoir la surmonter. Il était terrifié par l’intensité de la douleur qui l’assaillait en vagues successives. Il avait l’impression de sentir son cerveau se dilater et s’écraser contre les parois de la boîte crânienne.
Il cherchait machinalement du regard la fiole, mais la fiole était vide. Il se pelotonnait sur sa couchette, tremblant, frissonnant, affreusement malheureux.
Sundira vint le voir en milieu d’après-midi.
— C’est à cause de ce qui s’est passé l’autre jour ? demanda-t-elle.
— Martello ? Non, ce n’est pas ça.
— Alors, tu es malade ?
Il lui montra du doigt la fiole vide et, au bout de quelques instants, elle comprit.
— Est-ce que je peux faire quelque chose, Val ?
— Serre-moi fort.
Elle le prit dans ses bras et le serra contre sa poitrine. Le corps de Lawler fut parcouru de violents tremblements. Puis il se calma un peu, mais il se sentait toujours très mal.
— Tu as l’air d’aller mieux, dit-elle.
— Un peu. Mais ne t’en va pas.
— Je suis encore là. Veux-tu un peu d’eau ?
— Oui… Non. Non, reste comme tu es.
Il se blottit contre elle. Il sentait la fièvre monter et redescendre, puis remonter, et chaque poussée avait une violence dévastatrice. La drogue était beaucoup plus puissante qu’il ne l’avait imaginé et, à l’évidence, sa dépendance était très forte. Et pourtant… pourtant… il y avait des fluctuations dans la douleur et, à mesure que les heures s’écoulaient, certains moments où il se sentait presque normal. C’était inattendu. Mais cela lui donnait de l’espoir. Il voulait bien se battre, s’il le fallait, mais il devait absolument gagner.
Sundira passa tout l’après-midi avec lui. Il s’endormit et, quand il se réveilla, elle était encore à ses côtés. Il avait l’impression d’avoir la langue horriblement gonflée et il se sentait trop faible pour se lever.
— Savais-tu que cela se passerait comme ça ? demanda-t-elle.
— Oui. Je pense que je le savais. Mais je ne m’attendais pas tout à fait à ce que ce soit aussi dur.
— Comment te sens-tu maintenant ?
— J’ai des hauts et des bas.
— Comment va-t-il ? demanda une voix, celle de Delagard, derrière la porte.
— Il s’inquiète pour toi, dit Sundira à Lawler.
— C’est gentil à lui !
— Je lui ai dit que tu étais malade.
— Tu n’as pas donné de détails ?
— Non, aucun détail.
La nuit fut terrifiante. Lawler crut pendant un moment qu’il allait devenir fou. Mais, au petit matin, survint une autre de ces rémissions inespérées et inexplicables, comme si quelque chose s’insinuait à distance dans son cerveau pour atténuer le besoin impérieux de la drogue. Au lever du jour, il sentit qu’il retrouvait l’appétit et, quand il se leva – c’était la première fois qu’il quittait sa couchette depuis les premières poussées de fièvre –, il parvint à rester debout.
— Tu as l’air d’aller mieux, lui dit Sundira. Comment te sens-tu ?
— Pas trop mal. Mais il y aura d’autres moments difficiles à passer et la lutte sera longue.
Mais quand la douleur revint, elle fut moins vive qu’il ne l’aurait cru. Lawler eût été bien embarrassé pour expliquer cette évolution. Il s’attendait à trois, quatre, voire cinq jours d’horreur absolue, puis à une lente diminution de la douleur tandis que son organisme se purgeait progressivement. Mais il n’en était encore qu’au deuxième jour. De nouveau cette sensation d’une intervention extérieure, de nouveau l’impression d’être guidé, soutenu, arraché à la douleur.
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