Archaïque était le mot juste. Le mélange d’efficacité et d’insensibilité avec lequel Delagard s’était débarrassé de son poursuivant était assurément moyenâgeux, sinon franchement préhistorique ; une main levée avait surgi d’un passé ténébreux, un acte funeste digne des premiers âges de l’humanité s’était répété ce matin-là sur le pont de la Reine d’Hydros. Lawler eût été à peine plus surpris en découvrant la Terre elle-même dans le ciel, suspendue au-dessus des mâts du navire, laissant couler du sang de chacun de ses continents populeux. Tel était le résultat de tous ces siècles de civilisation. Qu’en était-il donc de la croyance universelle, profondément enracinée, selon laquelle des passions ancestrales de cette sorte n’avaient plus cours et l’espèce humaine était parvenue à supprimer la violence brute et sanglante.
Oui, autant que l’eau douce absolument vitale, l’orage fut une diversion qui tombait à point. La pluie lava sur le pont la tache rouge du péché. Lawler espérait oublier aussi vite que possible ce qui s’était passé ce matin-là.
Pendant la nuit, il fit des rêves troublants, des rêves emplis non pas de sang, mais de puissantes images érotiques.
Des silhouettes évanescentes de femmes dansaient autour de Lawler dans son sommeil, des femmes sans visage, simples corps en mouvement, réceptacles impersonnels du désir. Elles étaient anonymes, mystérieuses, pure essence féminine sans identité spécifique, tablettes vierges ; un défilé de seins ballants, de hanches larges, de croupes pleines, d’épais triangles pubiens. Il avait parfois le sentiment que la danse n’était faite que d’une suite de seins détachés de leur corps ou d’une succession de cuisses ouvertes, de lèvres humides et luisantes. Ou encore de doigts agiles, de langues aguichantes.
Il se tournait et se retournait sans cesse, toujours sur le point de se réveiller, toujours retombant dans un sommeil qui lui apportait de nouveaux élans de sensualité fiévreuse. Sa couchette était entourée d’une nuée de femmes aux yeux bridés et au regard impudique, aux narines dilatées, au corps sans voiles. Il y avait maintenant des visages sur les corps, les visages des femmes de Sorve qu’il avait connues et aimées, et qu’il croyait sorties de sa mémoire. Une légion de femmes, toutes les conquêtes de sa jeunesse studieuse qui reprenaient vie et se pressaient autour de lui ; visages immatures d’adolescentes, visages empreints de concupiscence de femmes plus mûres jouant avec un garçon de la moitié de leur âge, visages tendus, au regard perçant, de femmes atteintes par un amour qu’elles savaient sans espoir. L’une après l’autre, elles passaient à portée de la main de Lawler, elles le laissaient les toucher et les attirer à lui, puis elles s’évanouissaient pour être aussitôt remplacées par une autre. Sundira… Anya Braun… Boda Thalheim, qui n’était pas encore la sœur Boda… Mariam Sawtelle… Mireyl… Encore Sundira… Meela… Moira… Sundira… Sundira… Anya… Mireyl… Sundira…
Lawler éprouvait tous les tourments qui peuvent naître du désir, mais il n’avait aucun espoir de l’assouvir. Son pénis était énorme, douloureux, une bûche. Ses testicules étaient deux poids de fonte. Une odeur féminine, puissante et entêtante, irritante, irrésistible, emplissait son nez et sa bouche, l’étouffait comme une couverture, s’insinuait au fond de sa gorge et pénétrait dans ses poumons en feu.
Mais derrière ces images, derrière ces fantasmes, derrière les sensations pénibles de désarroi et de frustration, il y avait autre chose, une étrange vibration, peut-être un son, peut-être pas, plutôt un faisceau d’impulsions sensorielles continues, qui remontait dans son corps, du bas-ventre jusqu’au crâne. Il le sentait pénétrer en lui comme une lance de glace, juste derrière ses testicules, et remonter à travers l’entrelacs fumant de ses intestins, à travers son diaphragme et jusqu’à son cœur, lui transperçant la gorge et s’enfonçant dans son cerveau. Il était empalé sur cette lance et il tournait lentement, tel un poisson grillant sur une broche. Plus il tournait, plus l’intensité des sensations érotiques augmentait, jusqu’à ce qu’il lui semble que plus rien d’autre n’existait dans l’univers que le besoin de trouver une partenaire avec qui s’unir immédiatement.
Il se leva de sa couchette sans très bien savoir s’il était réveillé ou s’il rêvait encore, puis il s’engagea dans la coursive. Il monta l’échelle, il atteignit l’écoutille, il arriva sur le pont.
C’était une nuit douce et sans lune. La Croix inclinée dans le ciel évoquait des traînées de pierres précieuses semées au petit bonheur. La mer était calme et de petites ondulations miroitaient à la clarté des étoiles. Une bonne brise soufflait. Les voiles étaient établies et gonflées.
Des silhouettes se déplaçaient : des somnambules, des rêveurs. Elles étaient aussi vagues et irréelles que les silhouettes des rêves de Lawler. Il savait qu’il les connaissait, mais il était incapable de mettre un nom sur elles. Elles n’avaient pas d’identité. Il distingua un homme au corps court et massif, un autre osseux et anguleux, un troisième, tout petit, émacié, avec des fanons pendant sous le cou. Mais ce n’était pas un homme qu’il cherchait. Au loin, vers la poupe, se tenait une grande femme brune et mince. Il se dirigea vers elle. Mais, avant qu’il ait pu l’atteindre, un autre homme apparut, un grand costaud aux yeux étincelants qui surgit de l’ombre et saisit la femme par le poignet. Ils se laissèrent tous deux tomber sur le pont.
Lawler se retourna. Il y avait d’autres femmes sur ce navire. Il allait en trouver une. Il le fallait.
La douleur lancinante entre ses jambes devenait insupportable. Cette étrange vibration continuait de le transpercer, elle remontait sur toute la longueur de son torse, traversait l’œsophage et s’insinuait dans son crâne. Elle provoquait la sensation de brûlure froide d’une chandelle de glace aux bords tranchants.
Il enjamba un couple étendu sur le pont ; un homme d’un certain âge, grisonnant, au corps ramassé et vigoureux, et une femme plantureuse à la peau sombre et aux cheveux dorés. Lawler avait vaguement l’impression de les avoir connus, mais, cette fois encore, il fut incapable de mettre des noms sur ces corps. Un peu plus loin, un petit homme aux yeux étincelants allait et venait tout seul sur le pont. Puis il vit un autre couple qui s’étreignait avec frénésie, un colosse aux muscles saillants et une jeune femme au corps souple et vigoureux.
— Viens ! lança une voix dans l’ombre. Toi, viens !
Vautrée sous la passerelle, une femme robuste, au corps épanoui, au visage plat et à la crinière orange, à la figure et aux seins semés de taches de rousseur, lui faisait signe d’approcher. Son corps était luisant de sueur et sa respiration précipitée. Lawler s’agenouilla devant elle et elle l’attira à elle en refermant les mains entre ses cuisses.
— Donne-la-moi ! Donne-la-moi !
Il pénétra aisément en elle. Elle était chaude, humide et douce. Elle referma les bras autour de sa nuque et l’écrasa contre les deux globes de ses seins. Elle poussa avidement ses hanches contre lui. Ce fut rapide, violent, farouche, un moment de plaisir âpre et bestial. Dès qu’il commença à remuer en elle, Lawler sentit les parois humides et brûlantes du sexe de la femme palpiter et se refermer sur lui en longs frissons spasmodiques. Il sentit les impulsions du plaisir courir le long des fibres nerveuses de la femme. Il éprouva ce qu’elle éprouvait ; voilà qui était troublant. Quelques instants plus tard, il atteignit l’orgasme à son tour et son plaisir fut double, engendré non seulement par ses propres sensations, mais par celles de la femme tandis qu’elle recevait sa semence. C’était décidément très étrange. Il lui était difficile de déterminer où s’achevait sa propre conscience et où commençait celle de la femme.
Читать дальше