— C’est tout à fait possible, mais pas certain. Il n’est pas toujours facile de percevoir la différence entre la détermination et la démence. Bien des génies, en leur temps, ont été considérés comme des fous.
— Vous croyez que c’est un génie ? demanda Dann Henders.
— Pas nécessairement, mais c’est assurément un être hors du commun. Je ne suis pas en mesure de dire ce qui se passe dans sa tête. Peut-être est-il véritablement cinglé, mais je serais prêt à parier qu’il est capable de fournir des explications tout à fait raisonnables pour justifier sa conduite. La quête de la Face des Eaux lui semble peut-être une entreprise on ne peut plus sensée.
— Ne vous faites pas plus naïf que vous l’êtes, docteur, dit Felk. Tous les fous ont la conviction de se conduire d’une manière sensée. Jamais aucun homme au monde ne s’est cru fou.
— Avez-vous de l’admiration pour Delagard ? demanda Henders.
— Pas particulièrement, répondit Lawler en haussant les épaules, mais il faut lui reconnaître certaines qualités. C’est un visionnaire. Mais je ne pense pas nécessairement que ses visions soient admirables.
— Avez-vous de la sympathie pour lui ?
— Non, pas le moins du monde.
— Voilà au moins une réponse franche.
— Écoutez, dit Lawler, pouvez-vous me dire où tout cela nous mène ? Parce que, s’il s’agit simplement pour vous de passer un bon moment ensemble devant une bouteille en vous répétant sur tous les tons que Delagard n’est qu’un infâme salaud, j’aime autant aller me coucher tout de suite.
— Nous essayons seulement de savoir quelle est votre position, docteur, dit Dann Henders. Dites-nous franchement si vous voulez que ce voyage continue comme il est en train de se dérouler ?
— Non.
— Dans ce cas, qu’êtes-vous disposé à faire pour que cela change ?
— Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire ?
— Je vous ai posé une question. M’en poser une à votre tour, ce n’est pas répondre.
— C’est une mutinerie que vous êtes en train de préparer ?
— Ai-je parlé de cela ? Je n’ai pas le souvenir d’avoir prononcé ce mot, docteur.
— Même un sourd l’aurait entendu.
— Une mutinerie, fit Henders. Imaginons donc que certains d’entre nous essaient de jouer un rôle actif pour déterminer la route que doit suivre le navire. Que diriez-vous si cela devait se produire ? Que feriez-vous ?
— C’est une très mauvaise idée, Dann.
— Vous croyez vraiment, docteur ?
— Il y a quelque temps, j’étais aussi désireux que vous d’obliger Delagard à rebrousser chemin. Dag peut vous le confirmer ; je lui en ai parlé. Je lui ai dit qu’il fallait empêcher Delagard de continuer. Vous vous en souvenez, Dag ? Mais c’était avant que la Vague nous transporte si loin dans la Mer Vide. Depuis, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir et j’ai changé d’avis.
— Pourquoi ?
— Pour trois raisons. La première, c’est que le navire appartient à Delagard, pour le meilleur et pour le pire, et l’idée de s’en emparer ne me plaît pas beaucoup. Disons que c’est une question d’éthique. Je suppose que l’on pourrait justifier une action violente en alléguant qu’il met la vie de tous les passagers en péril, sans leur consentement. Malgré cela, je pense que ce n’est pas une bonne idée. Delagard est trop rusé. Trop dangereux et trop fort. Il est en permanence sur ses gardes. Et les autres, dans leur majorité, lui sont fidèles, ou bien ont peur de lui, ce qui revient au même. Ils ne feront rien pour nous aider. Bien au contraire, c’est plutôt lui qu’ils aideront. Si vous essayez de faire une crasse à Delagard, vous risquez fort de le regretter.
— Vous avez parlé de trois raisons, dit Henders d’un ton glacial. Cela fait deux.
— La troisième raison, dit Lawler, c’est ce dont Onyos m’a parlé l’autre jour. Même si vous réussissiez à vous emparer du navire, comment vous y prendriez-vous pour regagner la Mer Natale ? Soyez réalistes. Il n’y a pas de vent et nos provisions de nourriture et d’eau douce sont presque épuisées. À moins d’avoir la chance de bénéficier d’un fort vent d’ouest, la meilleure solution pour nous est de continuer à faire route vers la Face en espérant pouvoir nous y réapprovisionner.
— C’est toujours ton avis, Onyos ? demanda Henders en lançant au cartographe un regard perplexe.
— Oui, nous sommes trop loin maintenant. De plus, nous sommes englués dans cette zone de calmes. Je pense vraiment que nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à suivre notre route actuelle.
— C’est ton opinion ? demanda Henders.
— Oui, je pense, dit Felk.
— De continuer à suivre un malade mental qui nous emmène dans un lieu dont nous ne savons rigoureusement rien ? Un lieu qui grouille probablement de dangers dont nous n’avons pas la moindre idée ?
— Cette perspective ne me plaît pas plus qu’à toi. Mais, comme le dit le toubib, il faut être réaliste. Bien sûr, si le vent devait tourner…
— Je vois, Onyos. Ou bien si des anges devaient descendre du ciel pour nous apporter un grand tonneau d’eau douce.
Un long silence tendu emplit la minuscule cabine.
— Très bien, docteur, dit enfin Henders en relevant la tête. Cela ne nous mène nulle part. Et je ne voudrais pas abuser de votre temps. C’était juste une invitation amicale à boire un verre avec nous, mais je vois que vous êtes très fatigué. Bonne nuit, docteur. Faites de beaux rêves.
— Allez-vous essayer de faire quelque chose, Dann ?
— Je ne vois pas en quoi cela peut vous concerner, docteur.
— Très bien, dit Lawler. Bonne nuit à tous.
— Onyos, dit Henders, veux-tu rester un petit moment ?
— Comme tu voudras, Dann.
Le cartographe semblait tout disposé à se laisser convaincre.
Bande d’idiots, songea Lawler en se dirigeant vers sa cabine. Ils jouent aux mutins ! Mais il doutait fort que cela pût déboucher sur quelque chose. Felk et Tharp n’étaient que des mauviettes et Henders n’était pas de taille à lutter seul contre Delagard. Il ne se passerait rien et le navire poursuivrait sa route vers la Face des Eaux. Cela lui semblait être la conclusion la plus vraisemblable de ces intrigues et de ces complots.
Lawler fut réveillé pendant la nuit par des bruits venant d’en haut ; des cris, quelques coups sourds, le bruit d’une course sur le pont. Puis il perçut un hurlement de rage assourdi par les bordages du pont et il comprit qu’il s’était trompé. Les mutins étaient quand même passés à l’action. Il se dressa sur son séant en clignant des yeux. Sans prendre le temps de s’habiller, il se leva, s’élança dans la coursive et grimpa l’échelle.
L’aube allait paraître. Le ciel était d’un gris-noir et la Croix toujours de guingois, dans la position qui était la sienne sous ces latitudes. Un drame étrange se déroulait sur le pont, près de l’écoutille avant. À moins que ce ne fût une farce.
Deux silhouettes se poursuivaient avec frénésie autour de l’écoutille ouverte en hurlant et en gesticulant furieusement. Il fallut quelques instants aux yeux ensommeillés de Lawler pour reconnaître Dann Henders et Nid Delagard. C’est Henders qui courait après l’armateur.
Dann Henders brandissait comme une lance une des gaffes de Kinverson et il pourchassait Delagard autour de l’écoutille en donnant de grands coups dans le vide de l’arme improvisée qu’il était manifestement résolu à planter entre les omoplates de l’armateur. Il l’avait déjà atteint au moins une fois. La chemise de Delagard était déchirée et Lawler vit sur son épaule droite une mince traînée de sang, comme un filet rouge cousu sur le tissu, qui allait en s’élargissant.
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