— Je suis retournée dans les endroits où j’étais allée avec Tomas une dizaine d’années auparavant, mais, cette fois, je me suis fait surprendre. J’ai cru qu’ils allaient me tuer. Finalement, ils m’ont conduite auprès de mon père et c’est à lui qu’ils ont donné l’ordre de me tuer. Il leur a promis de me noyer et ils ont semblé accepter ce châtiment. Nous sommes partis dans une barque de pêche et j’ai sauté par-dessus bord. Mais il avait pris ses dispositions pour qu’un navire de Simbalimak m’attende sur l’arrière de l’île. J’ai nagé pendant trois heures avant de trouver ce bâtiment et je ne suis jamais retournée à Khamsilaine. Je n’ai jamais revu mon père et je ne lui ai jamais reparlé.
— Alors, toi aussi, dit Lawler en effleurant sa joue de la main, tu as une idée de ce que peut être l’exil.
— Oui, j’en ai une idée.
— Et tu ne m’avais jamais rien dit.
— À quoi bon ? fit-elle en haussant les épaules. Tu souffrais tellement. Te serais-tu senti mieux si je t’avais expliqué que, moi aussi, j’avais été obligée de quitter mon île natale ?
— Peut-être.
— Je me le demande, dit-elle.
Un ou deux jours plus tard, ils se retrouvèrent dans la cale et, après l’amour, elle lui parla encore de son passé. D’abord une année à Simbalimak : une liaison amoureuse assez sérieuse dont elle avait déjà fait mention et de nouvelle tentatives pour percer les secrets des Gillies qui s’étaient terminées d’une manière presque aussi désastreuse que ses manœuvres d’espionnage à Khamsilaine. Puis elle avait poursuivi son chemin et elle avait quitté la Mer d’Azur pour gagner l’île de Shaktan. Lawler ne savait pas très bien si elle avait quitté Simbalimak sous la pression des Gillies ou parce que sa liaison s’en était allée à vau-l’eau, et il préférait ne pas poser de questions.
De Shaktan à Velmise, de Velmise à Kentrup et finalement de Kentrup à Sorve ; une vie instable et, semblait-il, pas particulièrement heureuse. Il y avait toujours une nouvelle question après la dernière réponse. De nouvelles tentatives pour pénétrer les secrets des Gillies et de nouveaux ennuis ; de nouvelles liaisons qui n’avaient rien donné ; une existence solitaire, fragmentée, vagabonde. Pourquoi était-elle venue à Sorve ?
— Pourquoi pas ? Je voulais quitter Kentrup et Sorve était une destination possible. Elle n’était pas très éloignée et il y avait de la place pour moi. J’y serais restée un certain temps, puis je serais allée voir ailleurs.
— Et tu comptais vivre ainsi le reste de ton existence ? Passer un certain temps quelque part, puis aller voir ailleurs et repartir au bout d’un certain temps ?
— Oui, je suppose.
— Qu’est-ce que tu cherchais ?
— La vérité.
Lawler attendit sans faire de commentaire.
— Je crois toujours au fond de moi qu’il se passe sur cette planète quelque chose dont nous n’avons pas idée. Les Habitants ont une société unitaire. Elle ne varie pas d’une île à l’autre. Et il existe un lien entre chacune de leurs communautés comme entre les Habitants et les plongeurs, les plates-formes et les bouches. Et même entre les Habitants et les poissons-taupe, autant que je puisse en juger. Je tiens à découvrir ce qu’est ce lien.
— Pourquoi cela te tient-il tellement à cœur ?
— C’est sur Hydros que je vais passer le reste de mes jours. N’est-il pas logique de vouloir connaître de son mieux la planète où l’on vit ?
— Tu ne trouves donc rien à redire au fait que Delagard ait détourné le navire de sa route et nous oblige à le suivre ?
— Non. Plus je voyage sur cette planète, mieux je la comprends.
— Tu n’as pas peur d’aller jusqu’à la Face ? De naviguer dans des eaux totalement inexplorées ?
— Non… Si, rectifia-t-elle après un silence, peut-être un peu… Bien sûr que j’ai peur. Mais seulement un peu.
— Si certains d’entre nous essayaient d’empêcher Delagard de mener son projet à bien, accepterais-tu de te joindre à eux ?
— Non, répondit-elle sans hésitation.
Certains jours, il n’y avait pas un souffle de vent et le navire flottait sur la mer comme une épave, totalement encalminé sous un soleil énorme et qui grossissait de jour en jour. L’air des tropiques était si chaud et si sec qu’il devenait parfois malaisé de respirer. Delagard accomplissait des prodiges à la barre, multipliant les virements de bord afin de tirer profit de la plus infime risée, et ils avançaient, très lentement, progressant régulièrement vers le sud-ouest, s’enfonçant toujours un peu plus loin dans le désert liquide. Mais il y avait d’autres jours, les plus terribles, ceux où ils avaient l’impression que les voiles ne recevraient plus le moindre souffle de vent, plus jamais, et qu’ils resteraient immobilisés dans ces calmes plats jusqu’à ce qu’il ne subsiste d’eux que des squelettes.
— … sans un mouvement, dit Lawler, immobiles autant qu’en peinture un vaisseau figuré sur un océan peint.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le père Quillan.
— Un poème. Un vieux poème de la Terre. L’un de ceux que je préfère.
— Vous en avez déjà cité quelques vers, n’est-ce pas ? Je me souviens de la mesure. Ensuite, cela parle de l’eau, de l’eau de toutes parts.
— Et pas la moindre goutte que nous pussions boire , dit Lawler.
La réserve d’eau douce était presque épuisée. Il ne restait plus qu’un fond gluant dans les tonneaux et la ration distribuée par Lis se réduisait à quelques gouttes.
Lawler avait droit à une ration supplémentaire, réservée à une utilisation médicale. Il se demandait comment il allait résoudre le problème de sa dose quotidienne d’extrait d’herbe tranquille. Le produit devait être extrêmement dilué, sinon il risquait de se révéler dangereux. Et il pouvait difficilement se permettre d’utiliser autant d’eau pour son petit vice. Que faire ? Étendre le produit d’eau de mer ? Il était possible d’adopter cette solution pendant un petit moment. Si cela devait durer un certain temps, il y aurait des effets cumulatifs sur ses reins, mais il pouvait toujours espérer que la pluie tomberait dans les jours qui venaient et qu’il serait en mesure d’éliminer les déchets.
Il y avait une autre solution qui consistait tout simplement à se passer de la drogue.
Il décida un matin d’en faire l’expérience. À midi, la peau de son crâne lui démangeait. À la fin de l’après-midi, c’est la peau de tout son corps qui semblait couverte de squames. Le crépuscule venu, il tremblait de tous ses membres et était en sueur.
Il prit sept gouttes d’extrait d’herbe tranquille et sentit avec soulagement sa nervosité s’atténuer et l’engourdissement familier s’emparer de lui.
Mais ses réserves de drogue diminuaient sensiblement. Cela devenait pour Lawler un problème encore plus grave que le manque d’eau. S’il pouvait garder l’espoir que la pluie tomberait le lendemain, l’herbe tranquille ne semblait pas présente dans les eaux où ils naviguaient.
Lawler comptait en trouver lorsqu’ils auraient atteint Grayvard, mais ils avaient changé de route et, d’après ses estimations, sa provision de drogue serait épuisée en quelques semaines. Peut-être moins. Bientôt, il ne lui en resterait plus une seule goutte.
Que se passerait-il alors ? Que se passerait-il ? Il allait essayer en attendant de la diluer dans un peu d’eau de mer.
Sundira continuait à lui parler de son enfance à Khamsilaine, de son adolescence tumultueuse, de ses vagabondages d’île en île, de ses ambitions et de ses espoirs, de ses efforts et de ses échecs. Ils demeuraient assis pendant de longues heures dans l’obscurité de la cale humide, les jambes étendues entre les caisses, les doigts enlacés comme deux jeunes amoureux tandis que le navire voguait placidement sur les eaux tropicales. Elle avait également interrogé Lawler sur sa vie et il lui avait fait le récit des menus événements de son enfance paisible et de son existence tranquille, réglée, soigneusement disciplinée d’adulte sur la seule île qu’il eût jamais connue.
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