L’un d’eux disait : « Quel temps magnifique. » Ou bien : « La couleur de la mer est étrange, par ici. » Il disait : « Je me demande dans combien de temps nous arriverons à Grayvard. »
Elle disait : « Je ne tousse plus du tout, as-tu remarqué ? »
Il disait : « Tu n’as pas trouvé délicieux ce poisson à chair rouge que nous avons mangé hier soir ? »
Elle disait : « Regarde, on dirait un plongeur qui est en train de nager là-bas ! » Tout était impersonnel, courtois, contrôlé.
Jamais il ne disait : « Sundira, jamais je n’ai éprouvé ce que j’éprouve en ce moment. »
Jamais elle ne disait : « Val, j’attends avec impatience notre prochain rendez-vous. »
Jamais il ne disait : « Au fond, nous nous ressemblons beaucoup. Nous avons de la peine à nous intégrer dans un groupe. »
Jamais elle ne disait : « La raison pour laquelle j’ai voyagé d’île en île, c’est que partout, j’ai toujours cherché autre chose. »
Au lieu de connaître de mieux en mieux Sundira, maintenant qu’ils étaient amants, Lawler avait le sentiment qu’elle devenait de plus en plus distante et fuyante. Il ne s’attendait certes pas à cela et il aurait aimé qu’il y eût autre chose entre eux. Mais il ne voyait pas comment y parvenir, si elle ne le voulait pas.
Elle semblait vouloir le tenir à distance et n’accepter de lui que ce qu’elle obtenait déjà de Kinverson. À moins qu’il ne se méprît totalement sur elle, Sundira ne désirait aucune autre manière d’intimité. Jamais il n’avait connu une femme comme elle, aussi indifférente à la permanence, à la continuité, à l’union des esprits, une femme qui semblait prendre chaque événement comme il venait, sans jamais se donner la peine de le lier à ce qui avait déjà eu lieu ou à ce qui pouvait advenir. Puis l’idée lui vint qu’il avait connu quelqu’un qui vivait comme cela.
Ce n’était pas une femme. C’était lui-même, le docteur Lawler. Le jeune Lawler de l’île de Sorve, passant de maîtresse en maîtresse sans autre souci que celui de l’instant. Mais il était différent maintenant. Du moins il l’espérait.
Pendant la nuit, Lawler entendit des cris et des coups étouffés provenant de la cabine voisine de la sienne. Delagard et Lis Niklaus se querellaient. Ce n’était pas la première fois, loin de là, mais cette dispute semblait particulièrement violente et bruyante.
Le lendemain matin, de bonne heure, quand Lawler se rendit dans la cuisine pour prendre son petit déjeuner, il trouva Lis recroquevillée sur le fourneau, la tête détournée. De profil, son visage semblait gonflé et, quand elle se retourna, il vit qu’elle avait un hématome jaunâtre sur la pommette et un œil poché. Sa lèvre inférieure était fendue et tuméfiée.
— Voulez-vous que je vous donne quelque chose pour tout ça ? demanda Lawler.
— Je ne vais pas en mourir.
— J’ai entendu le bruit cette nuit. Sale histoire.
— Je suis tombée de ma couchette, c’est tout.
— Et vous vous êtes cognée contre toutes les cloisons de la cabine en hurlant et en jurant pendant au moins cinq ou dix minutes ? Et Nid, en vous aidant à vous relever, s’est mis à hurler et à jurer lui aussi ? Vous ne me ferez pas avaler ça, Lis !
Elle lui lança un regard dur et maussade. Elle semblait au bord des larmes. Jamais encore il n’avait vu Lis Niklaus, la dure, la coriace, sur le point de craquer.
— Le petit déjeuner peut attendre un peu, poursuivit-il d’une voix douce. Je vais nettoyer cette coupure et vous donner quelque chose pour apaiser la douleur des contusions.
— J’ai l’habitude, docteur.
— Il vous frappe souvent ?
— Assez souvent.
— On ne frappe pas les femmes, Lis. Plus personne ne le fait depuis l’âge des cavernes.
— Expliquez-le à Nid.
— Vous voulez que je le fasse ? Je vais lui parler.
— Non ! s’écria-t-elle, une lueur de panique dans les yeux. Je vous en prie, docteur, ne dites rien ! Il me tuerait !
— Vous avez vraiment peur de lui, n’est-ce pas ?
— Pas vous ?
— Non, répondit Lawler, surpris. Pourquoi aurais-je peur ?
— Peut-être n’avez-vous pas peur mais, vous et moi, ce n’est pas pareil. J’ai fait quelque chose qui lui a déplu, il l’a découvert et l’a pris beaucoup plus mal que je ne l’aurais imaginé. C’est une bonne leçon pour moi. Nid peut devenir complètement dingue. J’ai cru qu’il allait me tuer cette nuit.
— La prochaine fois, appelez-moi. Ou tapez sur la cloison de la cabine.
— Il n’y aura pas de prochaine fois. Dorénavant, je serai irréprochable. Et je parle sérieusement.
— Vous avez donc si peur de lui ?
— Je l’aime, docteur. Cela vous paraît incroyable, non ? Je l’aime, cet enfant de salaud ! S’il ne veut pas que j’aille baiser ailleurs, je ne le ferai pas. Voilà ce que je suis prête à faire pour lui.
— Même s’il vous tabasse ?
— Cela prouve que je compte pour lui.
— Vous ne parlez pas sérieusement, Lis.
— Mais si. Mais si.
— Seigneur ! dit Lawler en secouant la tête. Il vous flanque des raclées et vous, vous me dites que c’est parce qu’il tient à vous.
— Vous ne pouvez pas comprendre, docteur, dit Lis. Vous n’avez jamais pu comprendre ce genre de choses.
Lawler la considéra avec stupéfaction en essayant de se mettre à sa place. Mais elle lui était à cet instant aussi étrangère qu’un Gillie.
— J’imagine que vous avez raison, dit-il.
Après la tempête, la mer fut calme pendant quelques jours. Pas vraiment une mer d’huile, mais à peine agitée par une faible houle. Ils atteignirent une autre zone obstruée par les plantes aquatiques qu’ils avaient déjà rencontrées, mais elles étaient moins denses que la fois précédente et ils réussirent à la traverser sans avoir recours à l’huile aphrodisiaque du docteur Nikitin. Un peu plus loin, ils virent apparaître de gros bouquets serrés d’une mystérieuse algue flottante dont les longs filaments grêles jaune-vert se courbaient au passage des navires en émettant des sortes de longs soupirs tristes produits par des vésicules noires suspendues à de courtes tiges épineuses. « Repartez », semblaient-elles murmurer. « Repartez, repartez, repartez. » C’était un son inquiétant et troublant à la fois. À l’évidence, c’était un lieu qu’il valait mieux éviter. Mais les étranges algues disparurent rapidement, même s’il fut encore possible, pendant une demi-journée, de percevoir par intervalles leur murmure lointain et mélancolique porté par le vent.
Le lendemain, un autre animal marin inconnu apparut : c’était une gigantesque créature flottante composée d’une colonie d’animaux, toute une population, des centaines, voire des milliers d’organismes spécialisés suspendus à un gigantesque flotteur aux dimensions voisines de celles d’une plate-forme ou d’une bouche. Son corps charnu et transparent miroitait dans l’eau comme une île à peine immergée. En se rapprochant, ils purent distinguer les innombrables composants qui s’agitaient en vrombissant, en frémissant, en tourbillonnant pour accomplir leurs tâches individuelles, tel groupe d’organismes pagayant, tel groupe péchant des poissons, tels petits organes palpitants disposés sur le pourtour du corps servant de stabilisateurs à l’ensemble de l’organisme gigantesque dans son déplacement majestueux sur les flots.
Quand le navire s’approcha, la créature géante éleva plusieurs douzaines de structures en forme de tuyau, hautes de deux mètres, qui se dressaient comme d’épaisses cheminées claires et luisantes au-dessus de la surface de la mer.
— Qu’est-ce que cela peut bien être, à votre avis ? demanda le père Quillan.
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