Il entendit une voix qui disait :
— Bon, cela fait dix. Combien étaient-ils à bord ? Quatorze ? Il nous en reste encore quatre à trouver.
Ils commencèrent à lancer des noms. Il était difficile, toutes ces longues semaines après le départ de Sorve, de se remémorer qui était à bord de chaque bâtiment. Mais il y avait quatorze personnes à bord du Soleil Doré . Tout le monde était d’accord sur ce chiffre.
Quatorze disparus, songea Lawler, écrasé par l’ampleur du désastre. Il le ressentait jusqu’à la moelle de ses os. Il se sentait personnellement diminué. Ces quatorze personnes avaient partagé sa vie, appartenaient à son passé. Disparues d’un seul coup. Disparues à jamais. La communauté venait d’être brutalement amputée de près d’un cinquième de ses membres. Sur l’île de Sorve, pendant une mauvaise année, il y avait tout au plus deux ou trois décès. La plupart du temps, il n’y en avait aucun. Et là, quatorze d’un coup. La disparition du Soleil Doré ouvrait une grande déchirure dans le tissu de la communauté. Mais n’avait-elle pas déjà volé en éclats ? Réussiraient-ils à reconstituer à Grayvard ce qu’ils avaient été contraints d’abandonner en quittant Sorve ?
Josc. Les Sawtelle et les Sweyner. Les Wong. Volkin et Berylda Cray. Quatre autres encore.
Lawler les laissa en pleine discussion sur la passerelle et redescendit dans l’entrepont. Dès qu’il entra dans sa cabine, il se précipita vers le flacon d’extrait d’herbe tranquille. Huit gouttes, neuf, dix, onze. Disons une douzaine aujourd’hui, d’accord ? Oui. Oui. Une douzaine. Pourquoi pas ? Une double dose : il fallait bien cela pour apaiser la douleur.
— Val ?
C’était la voix de Sundira, devant la porte de la cabine.
— Tout va bien ?
Il la fit entrer. Les yeux de la jeune femme s’attardèrent sur le verre qu’il tenait à la main, puis remontèrent vers son visage.
— Tu as vraiment mal, hein ?
— Comme si j’avais perdu plusieurs doigts.
— Ces gens comptaient beaucoup pour toi ?
— Certains d’entre eux, oui.
L’herbe tranquille commençait à agir. La douleur n’était plus aussi vive. Sa propre voix lui donnait l’impression d’être voilée.
— Les autres étaient de simples connaissances, poursuivit-il, des gens qui faisaient partie de la vie de l’île, des visages depuis longtemps familiers. L’un d’eux était mon élève.
— Josc Yanez.
— Tu le connaissais ?
— Un gentil garçon, dit-elle avec un petit sourire triste. Un jour où j’étais partie nager, il est venu vers moi et nous avons parlé un moment. Surtout de toi. Il te vouait un véritable culte, Val. Plus encore qu’à son frère, le capitaine. Mais je suis en train de te rendre les choses encore plus difficiles, ajouta-t-elle, le front barré par un pli d’inquiétude.
— Pas… vraiment…
Il avait la bouche pâteuse. La dose d’herbe tranquille était trop forte.
Elle lui prit le verre et le posa sur la table.
— Je suis désolée, dit-elle. J’aimerais pouvoir t’aider.
Approche-toi, voulut dire Lawler, mais il était incapable de proférer une parole et il garda le silence.
Sundira sembla quand même comprendre ce qu’il ne pouvait articuler.
Pendant deux jours, la flottille mouilla au beau milieu de l’immensité déserte tandis que Dag Tharp, sur les instructions de Delagard, passait en revue toutes les bandes de fréquence pour essayer d’entrer en contact radio avec le Soleil Doré . Il établit le contact avec les radios d’une demi-douzaine d’îles, avec un navire, l’ Impératrice d’Aurore qui assurait la liaison entre différentes îles de la Mer d’Azur, avec une station minière flottante, très loin au nord-est, dont l’existence fut une surprise pour lui, et une mauvaise surprise pour Delagard. Mais pas un mot, pas un murmure en provenance du Soleil Doré .
— Très bien, déclara enfin l’armateur. Si le navire flotte toujours, ils trouveront peut-être un moyen pour nous joindre. S’il n’est plus à flot, nous n’aurons pas de nouvelles. De toute façon, nous ne pouvons pas rester éternellement ici.
— Croyez-vous que nous découvrirons un jour ce qui leur est arrivé ? demanda Pilya Hiaun.
— Probablement pas, répondit Lawler. L’océan est immense et il grouille de créatures dangereuses sur lesquelles nous ne savons rien.
— Si au moins nous savions ce qui les a attaqués, dit Dann Henders, nous serions mieux à même de nous défendre si nous devions être attaqués à notre tour.
— Quand ce qui les a attaqués s’en prendra à nous, dit Lawler, nous saurons ce que c’est. Mais pas avant.
— Espérons donc que nous ne le saurons jamais, dit Pilya.
Dans un épais brouillard et sur une mer houleuse, de grandes créatures inconnues en forme de losange, le dos recouvert d’une épaisse carapace verte aux stries profondes, s’approchèrent des flancs du navire et l’accompagnèrent pendant quelque temps. Elles ressemblaient à des sortes de citernes flottantes équipées de nageoires. Leur tête cuirassée au museau pointu était aplatie et ramassée, leurs yeux se réduisaient à de petites fentes blanches et leurs mâchoires situées sous la tête semblaient implacables. Accoudé au bastingage, Lawler était en train de les observer quand Onyos Felk apparut à ses côtés.
— Je peux vous parler une minute, docteur ?
Tout comme Lawler, Felk était un descendant des Premières Familles, une distinction vide de sens maintenant que toute la communauté de l’île de Sorve avait pris la mer. Agé d’à peu près cinquante-cinq ans, le cartographe était un petit homme austère, court de jambes et lourd de charpente, qui ne s’était jamais marié. Felk était censé très bien connaître la géographie d’Hydros et la mer, et, si les choses avaient tourné différemment, il aurait fort bien pu être à la tête du chantier naval de Sorve, à la place de Nid Delagard. Mais les Felk avaient la réputation d’avoir la poisse et, parfois, de manquer de discernement.
— Vous ne vous sentez pas bien, Onyos ? demanda Lawler.
— Vous ne vous sentirez pas bien non plus quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire. Suivez-moi, docteur.
Felk prit une carte marine dans son casier du gaillard d’avant. Un petit globe vert dont le mécanisme était loin d’être aussi perfectionné que celui que Delagard gardait jalousement. Celui-ci devait être remonté à l’aide d’une clé de bois et les îles remises en position manuellement. Un jouet auprès de l’instrument sophistiqué de Delagard.
Après avoir passé quelques instants à mettre au point sa carte marine, Felk la tendit vers Lawler.
— Voilà, dit-il. Regardez bien ce que je vais vous montrer. Ici, vous avez Sorve et là-bas, tout là-haut, au nord-ouest, vous voyez Grayvard. Voici maintenant la route que nous avons suivie.
Les caractères figurant sur la carte étaient minuscules, un peu effacés et difficilement lisibles. Les îles étaient si proches les unes des autres que Lawler avait du mal à s’y retrouver, même quand il parvenait à déchiffrer les noms. Mais il suivit la ligne que le doigt de Felk traçait vers l’ouest autour du globe et, à mesure que le cartographe reconstituait leur voyage, Lawler commença à comprendre les symboles figurant sur la carte et à retrouver leur itinéraire.
— Voici l’endroit où nous étions quand le filet a emporté Struvin. Là, nous avons vu les Gillies en train de construire la nouvelle île. Voici l’endroit où nous sommes entrés dans la Mer Jaune et c’est là où nous nous trouvions quand les poissons-pilon nous ont attaqués la première fois. C’est là que nous avons rencontré la lame de fond qui nous a fait légèrement dévier, comme ceci. Vous me suivez, docteur ?
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