— Un dispositif visuel ? suggéra Lawler. Des sortes de périscopes ?
— Non, regardez ! Il y a quelque chose qui sort…
— Attention ! cria Kinverson, perché dans la mâture. On nous bombarde !
Lawler se jeta au sol et entraîna le prêtre avec lui juste au moment où une boule d’une substance rougeâtre et gluante sifflait à leurs oreilles et tombait au milieu du pont, deux ou trois mètres derrière eux. On eût dit une sorte d’étron d’un rouge orangé, informe et tremblotant. De la vapeur commença à s’en élever. Une demi-douzaine d’autres projectiles atterrirent sur le pont, en différents endroits, et d’autres continuaient de passer en sifflant.
— Merde de merde ! rugit Delagard en piétinant frénétiquement les bordages. Cette saloperie attaque le pont ! Apportez des seaux et des pelles ! Des seaux et des pelles ! Virez de bord ! Virez de bord, Felk ! Foutons le camp d’ici !
Des grésillements et de la vapeur s’élevaient du pont attaqué par les boules orangées. À la barre, Felk s’efforçait d’échapper au bombardement en louvoyant avec une ardeur extrême. Il hurlait ses ordres et les matelots de quart manœuvraient furieusement les cordages et réglaient la voilure. Armés de pelles, Lawler, Quillan et Lis Niklaus couraient sur le pont pour prendre les projectiles gluants et corrosifs et les balancer par-dessus bord. Des marques calcinées restaient visibles sur le pont partout où une boule de substance acide avait attaqué le bois jaune pâle des bordages. La créature, déjà à une certaine distance, continuait, avec une hostilité machinale et méthodique, de projeter dans la direction du navire ses missiles qui retombaient maintenant dans la mer et s’enfonçaient en bouillonnant et en provoquant un dégagement de vapeur avant de disparaître.
Les marques calcinées qui parsemaient le pont étaient trop profondes pour être effacées. Lawler songea que, s’ils ne s’étaient pas débarrassés immédiatement des projectiles gluants, les bordages des ponts auraient été rongés de part en part jusqu’à la coque.
Le lendemain matin, Gharkid vit au loin un nuage gris de créatures volantes obscurcissant le ciel à tribord.
— Un vol nuptial de poissons-taupe !
Delagard lâcha un juron et donna l’ordre de virer de bord.
— Non, dit Kinverson, ça ne marchera pas. Nous n’avons pas le temps de manœuvrer. Il faut amener toute la toile.
— Quoi ?
— Il faut amener les voiles, sinon elles feront office de filets quand le vol de poissons-taupe arrivera sur nous et le pont sera couvert de ces saloperies.
Avec une bordée de jurons, Delagard donna l’ordre d’amener les voiles et, peu après, les mâts nus de la Reine d’Hydros se dressèrent vers le ciel d’un blanc métallique. Puis les poissons-taupe arrivèrent.
Les hideuses créatures vermiformes au dos couvert de piquants, affolées par le rut, se déployaient par millions, juste au vent de la flottille. Un océan de poissons-taupe dont les ailes en mouvement cachaient presque entièrement la mer. Ils prenaient leur essor en vagues successives, les femelles devant, en nombre incalculable, éclipsant le soleil. Elles battaient furieusement l’air de leurs petites ailes luisantes et pointues, tenant désespérément levée leur tête au nez camus, avançant en légions enragées. Et les mâles les suivaient de près.
Peu leur importait qu’il y eût ou non des navires sur leur trajectoire. Un navire n’était qu’un obstacle dérisoire pour les poissons-taupe en rut. Une montagne eût été tout aussi négligeable. Leur trajectoire était programmée génétiquement et ils la suivaient aveuglément, inexorablement. Même si cela impliquait qu’ils se fracassent, la tête la première, contre les flancs de la Reine d’Hydros. Même si cela impliquait qu’ils évitent de quelques mètres le pont du navire et s’écrasent contre la base d’un mât ou le gaillard d’avant. Rien n’avait d’importance. Il n’y avait plus personne sur le pont quand la nuée de poissons-taupe se présenta. Lawler savait ce que c’était d’être frappé par un jeune. Un adulte en proie à la fureur de son instinct sexuel devait se déplacer dix fois plus vite que celui qui l’avait seulement effleuré, et une collision serait très probablement fatale. Un coup porté obliquement de la pointe de l’aile entaillerait les chairs jusqu’à l’os. Le contact des poils durs qu’ils portaient sur le dos laisserait une trace sanglante.
La seule chose à faire était de se mettre à l’abri et d’attendre. Attendre jusqu’à ce que le ciel soit dégagé. Tous les passagers se réfugièrent dans l’entrepont. Pendant plusieurs heures d’affilée, l’air fut rempli d’un vrombissement confus, ponctué d’étranges petits gémissements et de chocs sourds et brusques.
Puis le silence revint enfin. Prudemment, Lawler et deux autres passagers remontèrent sur le pont.
Le ciel était vide. Les nuées de poissons-taupe s’étaient éloignées. Mais le pont était jonché d’animaux morts ou agonisants, entassés comme de la vermine au pied de toutes les superstructures qui avaient constitué un obstacle. Aussi mal en point qu’ils fussent, certains trouvaient encore la force d’émettre des sifflements menaçants et d’ouvrir les mâchoires. Ils essayaient de se redresser et de se jeter sur l’équipe de nettoyage. Il fallut la journée entière pour se débarrasser d’eux.
Après le passage des poissons-taupe arriva un nuage noir annonciateur de la pluie tant désirée. Mais, au lieu d’eau douce, ce fut un dépôt visqueux qui s’écoula de ses flancs : une masse mouvante de micro-organismes à l’odeur fétide dont les multitudes enveloppèrent le navire et laissèrent sur les voiles, les mâts, l’ensemble du gréement et chaque millimètre carré du pont un voile brun, gluant et glissant. Cette fois, c’est trois jours qu’il fallut pour tout nettoyer.
Après cela, il y eut de nouveaux poissons-pilon et Kinverson remonta sur la passerelle et tambourina sur son chaudron pour semer la confusion dans leurs rangs.
Après les poissons-pilon…
Lawler commençait à considérer la vaste mer couvrant toute la planète comme une force hostile, acharnée à leur perte, lançant inlassablement contre eux toutes sortes d’ennemis, en réaction à la présence de la flottille. Les navires causaient une démangeaison à l’océan et l’océan se grattait. Il se grattait parfois avec fureur. Lawler commençait à se demander s’ils survivraient assez longtemps pour atteindre Grayvard.
Enfin, ils eurent une journée de pluie. Une pluie abondante qui nettoya le dépôt visqueux laissé par les micro-organismes, chassa la puanteur des poissons-taupe morts sur le pont et leur permit de se réapprovisionner en eau douce au moment où la situation commençait de nouveau à paraître critique. Juste après la pluie, une troupe de plongeurs apparut et accompagna quelque temps les navires, folâtrant avec espièglerie et bondissant avec grâce dans l’écume comme des danseurs accueillant des touristes sur le sol de leur patrie. Mais à peine les plongeurs avaient-ils disparu, une nouvelle créature flottante projetant des boules orangées, à moins que ce ne fût la même, se rapprocha et les bombarda de nouveau de ses missiles incendiaires gluants. Comme si l’océan s’était tardivement rendu compte qu’en envoyant successivement la pluie et les plongeurs aux voyageurs, il leur montrait un visage trop aimable et comme s’il tenait à leur rappeler sa vraie nature.
Puis, pendant un certain temps, ce fut le calme. Le vent était modéré, les créatures marines s’accordaient une trêve dans leurs assauts incessants. Les six navires voguaient sereinement de conserve vers leur but. Leurs sillages, longs et droits, s’étiraient derrière eux comme des rubans carrossables à travers les solitudes infinies qu’ils venaient de troubler.
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