Il poussa de l’épaule la porte de sa cabine et entra. Elle n’était guère plus grande qu’un réduit et contenait une couchette, une cuvette et un petit coffre de bois dans lequel Lawler conservait les quelques possessions qu’il avait emportées. Delagard ne leur avait pas permis de prendre grand-chose et il n’avait emporté que quelques effets personnels, son matériel de pêche, quelques ustensiles de cuisine et un miroir. Les vestiges de la Terre l’avaient naturellement suivi et il les avait disposés sur une étagère, face à sa couchette.
Il avait légué tout le reste aux Gillies, ses modestes meubles, ses lampes et quelques objets de décoration fabriqués à partir de morceaux de bois rejetés sur le rivage. Son équipement médical, la majeure partie de ses médicaments et sa pauvre bibliothèque composée de quelques textes médicaux manuscrits étaient entreposés à l’avant, à côté de la cuisine, dans une cabine servant d’infirmerie. Le reste de son matériel était en bas, à fond de cale.
Il alluma une bougie et examina sa joue dans le miroir. C’était un morceau grossier de verre marin granuleux que Swayner avait façonné pour lui de longues années auparavant et qui produisait une image grossière et granuleuse, trouble et floue. Le verre de bonne qualité était extrêmement rare sur Hydros où la seule source de silice provenait des coques de diatomées entassées au fond de la baie. Mais Lawler aimait bien son miroir trouble et bullé.
Le choc avec le poisson-taupe ne semblait pas avoir fait de gros dégâts. Il y avait une petite écorchure juste au-dessus de la pommette gauche, à peine sensible à l’endroit où quelques poils rouges s’étaient brisés dans la peau, et c’était tout. Lawler désinfecta la plaie avec quelques gouttes de l’alcool d’algue-vigne offert par Delagard. Son instinct professionnel lui disait qu’il n’avait aucune inquiétude à avoir.
Le flacon d’extrait d’herbe tranquille était posé à côté de la bouteille d’alcool. Lawler hésita quelques instants.
Il avait déjà pris sa dose quotienne, avant le petit déjeuner, et il n’en avait pas vraiment besoin.
Qu’est-ce que ça peut faire ? se dit-il. Qu’est-ce que ça peut faire ?
Un peu plus tard, Lawler se rendit dans le compartiment de l’équipage. Il cherchait de la compagnie, sans très bien savoir laquelle.
Le quart avait déjà été relevé. Le second travaillait sur le pont et le compartiment tribord était vide. Lawler passa la tête dans l’embrasure de la porte de l’autre compartiment. Il vit Kinverson endormi sur sa couchette, Natim Gharkid assis, les jambes croisées, les yeux fermés, comme absorbé dans la méditation, et Leo Martello qui écrivait à la lumière diffuse d’une lampe, ses feuilles posées sur un petit coffre de bois. Lawler se dit qu’il devait travailler à son interminable poème épique.
Agé d’une trentaine d’années, Martello était un homme solidement bâti, débordant d’énergie et qui, en se déplaçant, donnait souvent l’impression d’être monté sur des ressorts. Il avait de grands yeux bruns et un visage mobile et ouvert, toujours rasé de près. Son père, arrivé comme tout un chacun sur Hydros en capsule largable, était l’un des rares exilés volontaires. Il avait débarqué à Sorve quand Lawler n’était encore qu’un enfant et avait épousé Jinna Sawtelle, la sœur aînée de Damis. Ils avaient tous deux disparu, emportés par la Vague pendant une promenade en bateau.
Depuis l’âge de quatorze ans, Martello avait travaillé au chantier naval, mais il se singularisait surtout par la tâche à laquelle il prétendait s’être attelé, la rédaction d’un gigantesque poème retraçant la grande migration des habitants de la Terre condamnée vers les différentes planètes de la galaxie. Il affirmait y travailler depuis plusieurs années, mais personne n’en avait jamais lu plus de quelques vers.
Ne voulant pas le déranger, Lawler resta sur le seuil.
— Docteur, dit Martello. C’est justement vous que je voulais voir. J’ai besoin de quelque chose contre les coups de soleil. J’en ai attrapé de beaux aujourd’hui.
— Voyons cela de plus près.
Martello retira sa chemise. Il était bien bronzé, mais la peau avait rougi sous le hâle. Le soleil d’Hydros était plus fort que celui sous lequel la race ancestrale des humains avait évolué et Lawler passait tout son temps à soigner des cancers de la peau, des brûlures et autres dermatoses.
— Ça n’a pas l’air bien grave, dit Lawler. Passez me voir dans ma cabine demain matin et je vous donnerai ce qu’il faut. Si vous avez du mal à dormir, je peux vous donner quelque chose tout de suite.
— Ça ira. Je vais dormir sur le ventre.
— Et ce fameux poème, poursuivit Lawler, il avance bien ?
— Lentement. Je suis en train de récrire le cinquième chant.
— Je peux jeter un coup d’œil ? s’entendit dire Lawler à son grand étonnement.
Martello parut étonné lui aussi, mais il poussa vers le médecin une des feuilles enroulées de papier-algue. Lawler la prit et la déroula en la tenant à deux mains pour pouvoir lire. L’écriture de Martello était enfantine et irrégulière, toute en arabesques et fioritures.
Ils filaient les longs vaisseaux
Au plus profond des ténèbres.
Des astres dorés brillaient,
Appelaient nos pères au passage.
— Et nos mères, fit observer Lawler.
— Nos mères aussi, dit Martello avec une pointe d’agacement. Elles auront un chant pour elles toutes seules, un peu plus loin.
— Parfait, dit Lawler. C’est assurément une poésie très forte, mais je ne suis pas bon juge. Au fait, vous n’aimez pas les poèmes qui riment ?
— La rime est périmée depuis plusieurs siècles, docteur.
— Vraiment ? Je l’ignorais, voyez-vous. Mon père récitait parfois des poèmes, des poèmes de la Terre. La rime était encore utilisée à l’époque. C’est un marin très vieux ; Avisant trois passants, il arrête l’un d’eux : « Par ta longue barbe grise et ton œil brillant, Dis-moi, pourquoi viens-tu m’arrêter maintenant ? »
— Quel est ce poème ? demanda Martello.
— Il s’appelle « Le Dit du Vieux marin ». C’est l’histoire d’un voyage en mer, un voyage très mouvementé. Jusques aux profondeurs qui pourrissaient : Ô Christ ! De pareilles horreurs sont-elles donc possibles ? Oui, des êtres visqueux, tout en pattes, grouillaient Sur la putridité de cette mer visqueuse.
— C’est vraiment fort. Vous connaissez la suite ?
— Quelques passages de-ci de-là, répondit Lawler.
— Nous devrions nous revoir un de ces jours pour parler de poésie, docteur. Je ne savais pas que vous vous y connaissiez.
Le visage radieux de Martello s’assombrit fugitivement.
— Mon père aussi aimait les vieux poèmes, reprit-il. Il avait apporté de la planète où il avait vécu avant de venir ici un recueil de poèmes de la Terre. Le saviez-vous, docteur ?
— Non, répondit Lawler, tout excité. Où est-il ?
— Disparu. Il l’avait emporté le jour où ma mère et lui se sont noyés.
— J’aurais aimé le voir, dit tristement Lawler.
— J’ai parfois l’impression que ce livre me manque autant que mes parents, dit Martello. Vous ne trouvez pas que c’est horrible de dire cela ? ajouta-t-il avec candeur.
— Non, je ne trouve pas. Je pense que je comprends ce que vous voulez dire.
De l’eau, de l’eau, de l’eau de toutes parts , se dit Lawler. Et toutes nos planches, de chaleur, se contractaient.
— Écoutez, Léo, venez donc me voir juste après votre quart du matin. Je m’occuperai de ce coup de soleil sur votre dos.
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