C’était le troisième soir, la troisième fois que Lis détaillait le menu, toujours le même, la troisième fois qu’elle faisait montre de la même jovialité, comme si elle espérait déclencher un élan d’enthousiasme général. C’est elle qui se chargeait de la préparation des repas, avec l’aide de Gharkid et, de temps en temps, un coup de main de Delagard. Les repas étaient frugaux et il n’y avait guère d’espoir d’améliorer l’ordinaire : poisson séché et gâteaux de poisson, algues séchées et pain d’algues auxquels s’ajoutaient la récolte d’algues fraîches de Gharkid et la pêche du jour. Jusqu’à présent, les seules prises avaient été des poissons-sentinelles. Des bancs de ces poissons aux mouvements vifs, à l’air vorace et au nez en pointe suivaient la flottille depuis le départ de Sorve. Kinverson, Pilya Braun et Henders étaient chargés de la pêche, à la poupe du navire où étaient installés les engins.
— Bonne journée, dit Struvin.
— Trop bonne, grommela Kinverson en plongeant le nez dans son assiette.
— Tu préférerais affronter une tempête ? Ou la Vague peut-être ?
— Je me méfie de la mer quand elle est trop calme, dit Kinverson en haussant les épaules.
— Que nous reste-t-il comme eau pour ce soir, Lis ? demanda Dag Tharp en piquant un gâteau de poisson avec sa fourchette.
— Encore deux doigts par tête et ce sera tout pour ce repas.
— Merde. Ça donne soif, tout ce qu’on mange.
— Nous aurons beaucoup plus soif plus tard si nous buvons toute notre eau dès la première semaine, dit Struvin. Tu le sais aussi bien que moi. Lis, veux-tu apporter quelques filets de poisson-sentinelle cru pour notre radio ?
Avant de quitter Sorve, les colons avaient fait le plein d’eau douce, chargeant tous les tonneaux que la soute pouvait contenir. Mais cela ne représentait qu’une réserve de l’ordre de trois semaines en imposant une consommation modérée. Ils se trouvaient donc dans l’obligation de recueillir de l’eau de pluie pendant le voyage. Si la pluie faisait défaut, il leur faudrait trouver un autre moyen d’étancher leur soif. Le poisson cru en était un. Tout le monde savait cela, mais Tharp refusait d’en manger.
— Laisse tomber, Lis, dit-il en faisant la grimace. Je ne veux pas bouffer de poisson cru.
— Ça coupe la soif, dit doucement Kinverson.
— Ça coupe surtout l’appétit, répliqua Tharp. Je ne veux pas de cette saloperie. Je préfère encore avoir soif.
— Comme tu veux, fit Kinverson avec un haussement d’épaules. Tu changeras peut-être d’avis dans une ou deux semaines.
Lis posa sur la table un plat de tranches de poisson d’un vert pâle. La chair crue, encore humide, était entourée par des rubans d’algue jaune fraîche. Tharp considéra le plat d’un air renfrogné, puis il secoua la tête et détourna les yeux. Au bout d’un moment, Lawler se servit. Struvin l’imita, suivi de Kinverson. Lawler sentit la fraîcheur de la chair crue sur sa langue. Une fraîcheur apaisante, presque désaltérante. Presque.
— Qu’en pensez-vous, docteur ? demanda Tharp au bout d’un certain temps.
— Pas mauvais du tout, répondit Lawler.
— Je pourrais peut-être en prendre juste une bouchée, dit le radio.
— Quel cul ! lança Kinverson en pouffant dans son assiette.
— Qu’est-ce que tu as dit, Gabe ?
— Tu veux vraiment que je répète ?
— Si vous avez envie de vous battre, vous deux, vous allez sur le pont, dit Lis Niklaus avec une moue de dégoût.
— Nous battre ? dit Kinverson, l’air stupéfait. Dag et moi ? Ne dis pas de bêtises, Lis. Je lui flanque une volée d’une seule main !
— Tu veux vraiment te battre ? s’écria Tharp, son visage mince, en lame de couteau, devenant encore plus rouge qu’à l’accoutumée. Viens, Kinverson, viens ! Tu crois que j’ai peur de toi ?
— Vous devriez avoir peur, dit doucement Lawler. Il est quatre fois plus grand que vous. Si nous avons épuisé notre quota d’eau pour ce soir, poursuivit-il en se tournant vers Struvin avec un sourire, nous pourrions peut-être prendre un petit verre d’alcool. Cela nous coupera la soif.
— D’accord, dit Struvin. De l’alcool pour tout le monde ! De l’alcool !
Lis lui tendit la bouteille. Struvin la regarda attentivement, le visage fermé.
— C’est l’alcool de Sorve, dit-il. Gardons-le jusqu’à ce que nous soyons vraiment obligés de le boire. Passe-moi celui de Khuviar, veux-tu ? L’alcool de Sorve n’est que de la pisse.
Lis sortit d’un placard une bouteille au col allongé, à la panse renflée et luisante. Struvin laissa courir la main sur ses flancs et eut un petit sourire de satisfaction.
— Ah ! Khuviar ! Ils savent faire de l’alcool là-bas ! Et du vin ! Quelqu’un y est déjà allé ? Non, je vois bien que non. À Khuviar tout le monde boit jour et nuit. Ce sont les gens les plus heureux de la planète.
— J’y suis allé une fois, dit Kinverson. Ils ne dessoûlaient pas. Ils ne faisaient rien d’autre que boire et dégobiller, et, quand ils avaient fini, ils recommençaient.
— Mais qu’est-ce qu’ils boivent, dit Struvin. Qu’est-ce qu’ils boivent !
— Mais, s’ils sont toujours ivres, demanda Lawler, comment font-ils pour travailler ? Qui s’occupe de la pêche ? Qui répare les filets ?
— Personne, répondit Struvin. L’île est misérable et dégoûtante. Ils dessoûlent juste le temps d’aller faire une cueillette d’algues-vigne dans la baie, puis ils font fermenter les algues pour en faire du vin, ou ils les distillent pour en faire de l’alcool et ils se remettent à boire. Ils vivent d’une manière incroyable. Ils sont vêtus de haillons et dorment dans des huttes couvertes d’algues, comme les Gillies. L’eau de leur citerne est saumâtre. C’est un endroit absolument répugnant. Mais pourquoi toutes les îles devraient-elles être semblables ? Chaque lieu est différent et aucune île ne ressemble à une autre. C’est toujours ainsi que j’ai vu les choses : chaque île est ce qu’elle est, et rien d’autre. À Khuviar, ce qu’ils savent faire, c’est boire. Tiens, Tharp. Tu dis que tu as soif… Goûte donc mon alcool de Khuviar. Sers-toi, je t’en prie !
— Je n’aime pas ça, Gospo, dit Tharp, la mine renfrognée, tu le sais bien. De toute façon, l’alcool donne encore plus soif. Il dessèche les muqueuses de la bouche. N’est-ce pas, docteur ? Tu devrais savoir ça, quand même. Et merde ! s’écria-t-il brusquement en poussant un gros soupir. Donnez-moi du poisson cru !
Lawler lui fit passer le plat. Tharp prit avec sa fourchette une tranche qu’il examina comme s’il n’avait jamais vu de poisson cru de sa vie, puis il coupa une bouchée qu’il porta à ses lèvres d’un geste hésitant. Il la fit tourner dans sa bouche, l’avala et sembla réfléchir. Puis il en prit une autre.
— Pas mauvais, dit-il enfin. Pas mauvais du tout.
— Quel cul ! répéta Kinverson.
Mais, cette fois, il souriait.
Quand le repas fut terminé, tout le monde monta sur le pont pour relever le quart. Henders, Golghoz et Delagard qui s’affairaient dans la mâture descendirent et furent remplacés par Martello, Pilya Braun et Kinverson.
L’éclat aveuglant de la Croix découpait les ténèbres du ciel en quartiers. La mer était si calme que son reflet traçait sur l’eau une ligne de feu d’un blanc éblouissant avant de se brouiller et de disparaître dans les lointains mystérieux. Appuyé sur la rambarde, Lawler regardait les petites lumières clignotantes indiquant la présence des cinq autres navires qui faisaient route derrière eux en conservant leur formation triangulaire. Tout Sorve était là, voguant sur l’océan. Toute la petite communauté de l’île était entassée sur la demi-douzaine de navires, les Thalheim et les Tanamind, les Katzin et les Yanez, les Sweyner, les Sawtelle et les autres, tous ces noms familiers, ces noms qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Chaque soir, à la tombée de la nuit, on allumait tout au long des rambardes de longues torches d’algues séchées qui brûlaient en produisant une lueur orange enveloppée de fumée. Delagard tenait absolument à ce que la flottille reste groupée et conserve sa formation. Chaque navire était pourvu d’un équipement de radio et ils restaient en contact permanent pendant toute la nuit, de crainte que l’un d’eux se perde.
Читать дальше