— Vous avez très bien fait, dit Lawler. Aidez-moi. Nous allons emporter tout cela jusqu’à mon vaargh.
C’était une belle récolte. Gharkid avait cueilli toutes les espèces ayant des propriétés curatives. Une cueillette si longtemps différée par Lawler que Gharkid avait fini par partir tout seul dans la baie pour rapporter toute la pharmacopée. Excellente initiative, songea Lawler. Surtout l’herbe tranquille. Il aurait juste le temps de traiter toutes les algues avant d’embarquer et d’en faire des poudres et des baumes, des onguents et des teintures. Lorsqu’ils lèveraient l’ancre, le navire transporterait dans ses flancs un bon stock de médicaments pour affronter la longue traversée jusqu’à Grayvard. Gharkid les connaissait bien, ses algues. Lawler se demanda encore une fois si le petit homme était aussi niais qu’il le paraissait, ou bien si ce n’était qu’une attitude de défense. Gharkid donnait souvent l’impression de n’être qu’un esprit vierge, une page blanche sur laquelle tout un chacun était libre d’écrire ce qu’il voulait. Et pourtant, il devait y avoir autre chose, quelque part en lui. Mais où ?
Les derniers jours avant le départ furent particulièrement pénibles. Tout le monde reconnaissait que l’exil était inévitable, mais beaucoup n’avaient jamais totalement cru qu’il aurait véritablement lieu et, à mesure que l’échéance approchait, le poids de la réalité devenait de plus en plus dur à supporter. Lawler voyait des vieilles femmes empiler leurs possessions devant la porte de leur vaargh, les regarder fixement, les disposer différemment, remporter quelques objets à l’intérieur et en sortir d’autres. Certaines femmes et même quelques hommes ne pouvaient s’empêcher de pleurer, soit discrètement, soit beaucoup plus bruyamment. Des sanglots hystériques déchiraient le silence de la nuit. Lawler traitait les cas les plus graves avec de l’extrait d’herbe tranquille.
— Calmez-vous, disait-il. Ne vous mettez pas dans un état pareil.
Thom Lyonides ne dessoûla pas pendant trois jours qu’il passa à vociférer et à brailler. Puis il chercha une querelle à Bamber Cadrell en hurlant que personne ne pourrait l’obliger à mettre le pied sur un des navires. Quand Delagard, arrivé sur ces entrefaites en compagnie de Gospo Struvin, lui demanda la raison de tout ce cirque, Lyonides se jeta sur lui en rugissant et en hurlant comme un malade. Delagard le frappa au visage et Struvin referma les mains sur sa gorge et serra jusqu’à ce qu’il se calme.
— Emmène-le à bord de son navire, ordonna Delagard à Cadrell. Et veille à ce qu’il y reste jusqu’à ce que nous levions l’ancre.
Les deux derniers jours, des groupes de Gillies s’avancèrent jusqu’à la frontière entre les deux territoires, hautes silhouettes immobiles à l’air impénétrable, et observèrent de loin les humains, comme pour s’assurer qu’ils se disposaient bien à vider les lieux. Tout le monde avait maintenant la conviction qu’il n’y aurait pas de grâce, que l’ordre d’expulsion ne serait pas levé. Les derniers à en douter ou à refuser de l’admettre étaient contraints de baisser pavillon sous la pression de ces yeux ternes et fixes, au regard implacable. Sorve leur était interdite à jamais et Grayvard serait leur nouvelle patrie. C’était une chose réglée.
Juste avant la fin, à quelques heures du départ, Lawler se rendit à l’endroit le plus écarté de l’île, du côté opposé à la baie, là où la haute levée faisait face à l’océan. Il était midi et la réverbération du soleil faisait miroiter les eaux.
De son poste d’observation, il fixa son regard sur le large et s’imagina naviguant en pleine mer, loin de toute côte. Ce qu’il voulait savoir, c’est s’il avait toujours peur de cet univers liquide sur lequel il allait s’aventurer quelques heures plus tard.
Mais non. Toute la peur qui semblait s’être retirée de lui la nuit où il s’était soûlé avec Delagard n’était pas revenue. Lawler regardait au loin et il ne voyait que l’océan. Très bien, il n’y avait rien à craindre. Il allait troquer l’île contre un navire, en fait une sorte d’île miniature. Qu’avait-il à redouter par-dessus tout ? Que son navire soit envoyé par le fond par une tempête ou fracassé par la Vague et qu’il périsse en mer. De toute façon, il fallait bien mourir un jour. Rien de nouveau là-dedans. Mais il n’était pas si fréquent qu’un navire fût perdu corps et biens et ils avaient de grandes chances d’atteindre Grayvard sains et saufs. Il prendrait pied sur une autre île et commencerait une nouvelle vie.
Si Lawler n’était plus effrayé par la perspective du long voyage en mer, il éprouvait encore de loin en loin une douleur lancinante à l’idée de tout ce qu’il allait laisser derrière lui. C’était une nostalgie qui montait rapidement en lui et disparaissait tout aussi vite.
Mais il constata soudain que tout ce qu’il allait abandonner était en train de s’estomper. Le dos tourné au petit village des humains, le regard fixé sur l’immensité sombre de l’océan, il avait l’impression que tout s’envolait, que tout était emporté par la brise de terre. La figure imposante de son père ; sa mère, à la fois douce et insaisissable ; ses frères, déjà presque sortis de sa mémoire. Toute son enfance, son entrée dans l’âge adulte, son bref mariage, toutes les années passées en qualité de médecin de l’île, le docteur Lawler de sa génération. Tout cela était en train de s’effacer d’un seul coup. Oui, tout. Il se sentait étrangement léger, capable de s’envoler sur les ailes du vent et de flotter jusqu’à Grayvard. Toutes ses entraves semblaient s’être brisées. Il venait en un instant de se libérer de tout ce qui le retenait à Sorve. De tout.
Les quatre premiers jours du voyage avaient été calmes, presque trop.
— C’est quand même bizarre, déclara Gabe Kinverson en secouant gravement la tête. Normalement, si loin en mer, poursuivit-il en portant son regard sur les paisibles flots bleu-gris, les ennuis ne devraient pas tarder.
Il y avait une brise soutenue et les navires faisaient force de voiles. La flottille naviguait en formation serrée sur une mer calme, cap au nord-ouest, cinglant vers Grayvard. Une nouvelle patrie ; une nouvelle vie. C’était pour les soixante-dix-huit passagers, les bannis, les exilés, comme une seconde naissance. Mais une naissance, que ce fût la première ou la seconde, pouvait-elle être aussi facile ? Et combien de temps le resterait-elle ?
Le premier jour, avant de gagner la haute mer, Lawler avait passé de longs moments à la poupe pour regarder une dernière fois l’île de Sorve dont les contours s’estompaient peu à peu.
Pendant ces premières heures, Sorve s’élevait au fond de la baie comme un tertre allongé de couleur ocre. Elle paraissait encore à ce moment-là bien réelle, tout à fait tangible. Lawler distinguait la forme familière du plateau central, les deux bras ouverts, les toits en flèche des vaarghs, la masse de la centrale électrique et le pêle-mêle des bâtiments du chantier naval de Delagard. Il crut même discerner une ligne sombre formée par les Gillies venus assister depuis le rivage à l’appareillage.
Puis les flots commencèrent à changer de couleur. Le vert soutenu de l’eau peu profonde de la baie céda la place à la couleur de l’océan, un bleu sombre teinté de gris. C’était le signe indiquant véritablement que les navires s’éloignaient de la côte et qu’ils laissaient la baie derrière eux. Ce fut pour Lawler comme si une trappe s’ouvrait sous ses pieds et qu’il dégringolait en chute libre. Dès que le fond artificiel de la baie eut cessé d’être visible sous la quille, Sorve alla en se rapetissant rapidement jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus qu’une ligne sombre à l’horizon, puis plus rien du tout.
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