— Je suppose que c’est la sœur Thecla. Elle prétend avoir un don de double vue.
— Et c’est vrai ?
— Elle a tiré mon horoscope un jour, avant d’entrer au couvent, à l’époque où elle adressait encore la parole aux hommes. Elle m’a dit que je vivrais jusqu’à un âge avancé et que j’aurais une vie heureuse et bien remplie. Et aujourd’hui, elle affirme que nous allons tous périr en mer. L’une de ces deux prédictions doit être erronée, qu’en pensez-vous ? Ouvrez la bouche, je vous prie. Laissez-moi jeter un coup d’œil à votre larynx.
— Peut-être voulait-elle dire que vous seriez l’un de ceux qui vogueront droit au ciel.
— La sœur Thecla n’est pas une source digne de foi, dit Lawler. Elle a en fait le cerveau sérieusement dérangé. Ouvrez plus grand.
Il examina sa gorge. Il y avait une légère irritation des tissus, mais rien d’inquiétant. Juste ce qu’une toux d’origine psychosomatique pouvait provoquer.
— Si Delagard savait comment aller au ciel en bateau, il l’aurait fait depuis longtemps, poursuivit Lawler. Il aurait déjà mis en place un service assurant la liaison entre Hydros et le paradis et il y aurait envoyé toutes les Sœurs. Pour ce qui est de votre gorge, c’est toujours la même histoire. Tension, toux nerveuse, irritation. Essayez donc d’être plus détendue. Évitez aussi de frayer avec des sœurs qui veulent prédire votre avenir.
— Les pauvres ! dit Sundira en souriant. Elles me font de la peine.
La consultation était terminée, mais elle ne semblait aucunement pressée de partir. Elle se dirigea vers l’étagère sur laquelle était posée la collection de vestiges de la Terre.
— Vous aviez dit que vous m’expliqueriez ce que sont ces objets, dit-elle.
— La statuette de métal est la plus ancienne, dit-il en venant se placer près d’elle. Elle représente un dieu que l’on adorait dans un pays appelé Égypte, il y a plusieurs milliers d’années. L’Égypte s’étendait le long d’un fleuve et c’était l’un des pays les plus anciens de la Terre, l’un de ceux où la civilisation avait commencé. C’est soit le dieu-soleil, soit le dieu de la mort. Peut-être les deux, je n’en suis pas sûr.
— Les deux ? Comment un dieu-soleil pourrait-il être en même temps un dieu de la mort ? Le soleil est la source de la vie, il est lumière et chaleur. La mort est quelque chose de sombre… Mais c’est le soleil de la Terre qui a apporté la mort, n’est-ce pas ? reprit-elle après un silence. Vous voulez dire qu’ils savaient déjà cela dans ce pays appelé Égypte, plusieurs milliers d’années avant que cela se produise ?
— J’en doute fort. Mais le soleil meurt toutes les nuits. Et il ressuscite tous les matins. Peut-être le lien est-il là.
Ce n’était qu’une supposition. Il en savait si peu. Elle prit la figurine de bronze et la fit glisser au creux de sa main comme pour la soupeser.
— Quatre mille ans. Je n’arrive pas à imaginer ce que cela peut représenter.
— Il m’arrive de la prendre dans ma main comme vous venez de le faire, dit Lawler en souriant, et j’essaie de me laisser entraîner par elle jusqu’à l’endroit où elle a été fabriquée. Du sable sec, un soleil brûlant, un fleuve tout bleu bordé d’arbres, des villes où vivent des milliers de gens. Des temples et des palais gigantesques. Mais il est difficile d’avoir une vision nette de tout cela. Tout ce que je vois véritablement en esprit, c’est un océan et une petite île.
Elle reposa la statuette et montra du doigt le tesson de poterie.
— Et cet objet, cette matière dure et peinte, vous m’avez bien dit que cela venait de Grèce ?
— Oui, c’est une poterie qui vient de Grèce. C’est de l’argile. Regardez bien, on distingue un fragment de peinture, la silhouette d’un guerrier et un bout de la lance qu’il devait tenir.
— Le dessin est magnifique. Cette poterie devait être une merveilleuse œuvre d’art. Mais nous ne le saurons jamais. C’était quand, la Grèce ? Après l’Égypte ?
— Longtemps après. Mais c’est quand même une civilisation très ancienne. Il y avait des poètes et des philosophes, et de grands artistes. Homère était grec.
— Homère ?
— C’est lui qui a écrit l’Odyssée. Et aussi l’Iliade.
— Je suis désolée. Je ne…
— Ce sont des poèmes célèbres, très longs. L’un parle d’une guerre et l’autre est le récit d’un voyage en mer. Mon père me racontait des histoires extraites de ces poèmes, des fragments que son propre père lui avait racontés. Et qui les avait lui-même entendus de la bouche de son grand-père Harry dont le grand-père était né sur la Terre. Il y a sept générations, la Terre existait encore. Parfois nous l’oublions ; nous oublions parfois que la Terre a existé. Vous voyez ce gros médaillon brun ? C’est une carte de la Terre. Elle montre les continents et les mers.
De tous ses trésors, Lawler pensait souvent que c’était le plus précieux. Ce n’était ni le plus ancien, ni le plus beau, mais il représentait la Terre elle-même. Il ne savait pas qui l’avait fait, ni à quelle époque, ni pourquoi. C’était un petit disque dur, un peu plus large que sa pièce de monnaie des États-Unis d’Amérique, mais assez petit pour tenir dans la paume de sa main. Sur le pourtour étaient inscrits des caractères dont personne ne comprenait le sens et, au centre, se chevauchaient deux cercles à l’intérieur desquels était gravée la carte de la Terre, deux continents dans un hémisphère, deux dans l’autre, et un cinquième continent dans les deux cercles, en bas de la planète, ainsi que plusieurs grandes îles brisant la surface uniforme des océans. Peut-être certaines d’entre elles étaient-elles aussi des continents ; Lawler ne savait pas très bien où se trouvait la frontière entre une île et un continent.
— L’Égypte devait être là, au milieu de ce continent, dit-il en montrant le cercle de gauche. Et la Grèce quelque part par là, un peu plus haut. Et là, de l’autre côté, devaient se trouver les États-Unis d’Amérique. Ce petit morceau de métal est une pièce de monnaie qui était utilisée aux États-Unis d’Amérique.
— Pour quoi faire ?
— De l’argent, dit Lawler. Les pièces de monnaie étaient de l’argent.
— Et cet objet rouillé ?
— Une arme. On appelait cela un pistolet. Il tirait des sortes de petites flèches nommées des balles.
— Vous n’avez que ces objets de la Terre, dit-elle en réprimant un frisson, et il faut que l’un d’eux soit une arme. Mais ils étaient comme cela, nos ancêtres, n’est-ce pas ? Ils passaient leur temps à se faire la guerre. À se massacrer, à se faire du mal.
— Certains d’entre eux étaient comme cela, surtout dans les temps les plus anciens. Mais, par la suite, cela a changé, je crois. Celui-ci, poursuivit-il en montrant le morceau de pierre, le dernier de ses trésors, vient d’un mur. Un mur élevé entre deux pays, parce qu’ils étaient en guerre. Comme si on construisait ici un mur entre deux îles, si vous pouvez imaginer cela. Quand la paix est enfin revenue, ils ont abattu le mur. Tout le monde a fêté l’événement et des pierres ont été conservées afin que personne n’oublie que ce mur avait existé. C’étaient des êtres humains, c’est tout, ajouta Lawler en haussant les épaules. Certains étaient bons, d’autres non. Je ne pense pas qu’ils aient été très différents de nous.
— Mais leur planète était différente de la nôtre.
— Très différente. C’était un monde étrange et merveilleux.
— Il y a une lumière très particulière qui brille dans vos yeux quand vous parlez de la Terre. Je l’avais déjà remarqué l’autre soir, devant la baie, quand nous parlions d’exil. Une expression de nostalgie, je suppose. Vous m’avez dit que les avis sont partagés, que certains pensent que la Terre était un paradis et d’autres que c’était une planète horrible d’où tout le monde voulait fuir. Vous devez être de ceux qui pensent que c’était un paradis.
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