— Non, je vous l’ai déjà dit, j’ignore ce qu’elle était vraiment. Je présume que, dans les derniers temps, la Terre était surpeuplée, que la pauvreté et la saleté y régnaient, sinon l’émigration n’aurait pas été si forte. Mais je n’en sais rien et je suppose que nous ne connaîtrons jamais la vérité. Tout ce que je sais, poursuivit-il après un silence, les yeux fixés sur Sundira, c’est que la Terre était notre patrie et qu’il ne faut jamais l’oublier. Notre seule et véritable patrie. Et nous avons beau essayer de nous convaincre que notre patrie est ici, nous ne sommes en réalité que des visiteurs sur Hydros.
— Des visiteurs ?
Elle se tenait tout près de lui. Ses yeux gris étaient brillants et ses lèvres humides. Lawler avait l’impression que sa poitrine se soulevait et s’abaissait plus rapidement sous la tunique légère. Était-ce son imagination ? Était-elle en train de s’offrir à lui ?
— Est-ce que vous vous sentez chez vous sur Hydros ? poursuivit-il. Vraiment chez vous ?
— Bien sûr. Pas vous ?
— J’aimerais, mais je ne peux pas.
— Mais c’est ici que vous êtes venu au monde !
— Et alors ?
— Je ne compr…
— Suis-je un Gillie ? Suis-je un plongeur ? Ou un poisson-chair ? Eux se sentent chez eux ici. Ils sont chez eux.
— Vous aussi.
— Vous ne comprenez toujours pas, dit-il.
— J’essaie. Je voudrais comprendre.
C’est le moment de la prendre dans mes bras, songea Lawler. De l’attirer vers moi, de la caresser, de faire ceci et cela avec les mains, les lèvres, de provoquer quelque chose. Elle veut te comprendre, donne-lui une chance.
Puis il entendit les paroles de Delagard résonner dans sa tête : De plus, elle est la compagne de Kinverson. Puisqu’elle sait se rendre utile et qu’ils forment un couple, je ne vois pas de raison de les séparer.
— Oui, reprit-il d’un ton plus sec, tout cela fait beaucoup de questions et bien peu de réponses. Mais n’en est-il pas toujours ainsi ?
Il avait soudain envie d’être seul. Il tapota la gourde d’extrait d’herbe tranquille.
— Avec cela, vous avez de quoi tenir deux semaines, jusqu’au jour du départ. Si votre toux ne va pas mieux, faites-le-moi savoir.
Elle parut légèrement surprise d’être congédiée avec une telle brusquerie. Mais elle le remercia en souriant et sortit rapidement. Merde ! se dit-il. Merde ! Merde !
— Les navires sont prêts à prendre la mer, annonça Delagard, et il nous reste encore une semaine. Tout le monde s’est vraiment cassé les couilles pour qu’ils soient prêts à temps.
Lawler tourna la tête vers le port où toute la flottille de Delagard était à l’ancre, à l’exception d’un seul navire mis en cale sèche pour réparer la coque et sur lequel deux charpentiers travaillaient. Sur les deux bâtiments les plus proches trois hommes et quatre femmes maniaient le marteau et le rabot.
— Je suppose qu’il faut prendre cela comme une métaphore, dit Lawler.
— Comment ? Ah ! Très drôle, docteur ! Vous savez, tous ceux qui travaillent pour moi ont des couilles, même les femmes. Ce n’est qu’une façon de parler, ou une de mes expressions vulgaires, comme vous préférez. Voulez-vous voir ce que nous avons fait ?
— Je ne suis jamais monté à bord d’un navire, vous savez. Seulement des petits bateaux de pêche, des canots, de petites embarcations de ce genre.
— Il faut bien commencer un jour. Venez, je vais vous montrer notre navire.
Une fois à bord, Lawler trouva que cela faisait plus petit que l’impression qu’il avait en regardant les navires de Delagard mouillant dans la baie. Mais c’était quand même assez grand. On eût dit une sorte d’île en miniature et, bien qu’il y eût très peu de fond, Lawler sentait le navire rouler légèrement sous ses pieds. La quille était faite des mêmes thalles durs et jaunes d’algue-bois que l’île elle-même, de longues fibres résistantes solidement liées et calfatées. L’extérieur de la coque avait une autre sorte de revêtement. Tout comme les parois des digues de l’île étaient recouvertes d’une couche de doigts de mer entrelacés qui réparaient en permanence les blessures infligées par les assauts de l’océan, tout comme les troncs formant le fond de la baie étaient renforcés par une couche protectrice d’algues, la coque était festonnée d’un dense et vert lacis de doigts de mer qui montaient presque jusqu’à la hauteur du bastingage. Les petits filaments tubulaires bleu-vert qui, pour Lawler, avaient toujours plus ressemblé à de minuscules bouteilles qu’à des doigts, formaient une épaisse couche hérissant la coque et s’avançant en saillie juste au-dessous de la ligne de flottaison. Le pont était une surface plane de bois plus léger, parfaitement étanche pour éviter toute fuite à l’intérieur quand la mer embarquait et sur laquelle se dressaient deux mâts. À l’avant comme à l’arrière, des écoutilles donnaient accès aux entrailles mystérieuses du navire.
— Nous avons donc refait le pont et resurfacé la coque, dit l’armateur. Nous tenons à ce que tout soit parfaitement étanche. Nous aurons sans doute à essuyer de méchantes tempêtes et vous pouvez être sûr que nous aurons à affronter la Vague quelque part. Pendant une traversée inter-îles, on peut toujours essayer de contourner une tempête et, si tout se passe pour le mieux, éviter le plus fort de la Vague, mais là, ce ne sera peut-être pas aussi facile.
— Ce n’est donc pas une traversée inter-îles ? demanda Lawler.
— Peut-être pas entre les îles que nous préférerions atteindre. Dans ce genre de voyage, il faut parfois prendre la route la plus longue.
Lawler n’avait pas très bien suivi, mais comme Delagard ne développait pas sa pensée, il n’insista pas. L’armateur lui fit faire le tour du navire à toute allure en l’abreuvant de termes techniques : voici la cabine de pont et le rouf, la passerelle, le gaillard d’avant et le gaillard d’arrière, le beaupré et le guindeau, le glisseur, le treuil et son moulinet. Là, ce sont des gaffes, le poste de timonerie et l’habitacle. Dans l’entrepont nous avons le poste d’équipage, la cale, la cabine du magnétron, la cabine radio, l’atelier des charpentiers et ceci et cela…
Lawler écoutait à peine. La plupart de ces termes ne lui évoquaient rigoureusement rien. En revanche, il était frappé de voir à quel point tout était encombré dans l’espace réduit de l’entrepont. Habitué à l’intimité et à la solitude de son vaargh, il trouvait qu’ils seraient vraiment les uns sur les autres pendant la traversée. Il essayait de s’imaginer vivant sur ce bateau surpeuplé pendant deux, trois ou quatre semaines, au beau milieu de l’océan, loin de toute terre.
Non, se dit-il, ce n’est pas un bateau, c’est un navire. Un bâtiment long-courrier.
— Quelles sont les dernières nouvelles de Salimil ? demanda Lawler quand Delagard le fit enfin remonter des profondeurs du navire où la claustrophobie le menaçait.
— Dag est en communication avec eux en ce moment même. La réunion de leur conseil devait avoir lieu ce matin. À mon avis, nous serons acceptés sans problème. Ce n’est pas la place qui manque là-bas. Mon fils Rylie m’a appelé de Salimil la semaine dernière et il m’a confié que quatre membres du conseil nous soutenaient sans réserve et que deux autres penchaient pour nous.
— Sur un total de combien ?
Neuf. Cela se présente bien, dit Lawler.
Leur destination serait donc Salimil. Très bien. Très bien. Pourquoi pas ? Il essaya de se représenter l’île de Salimil – très peu différente de Sorve, naturellement, mais plus vaste, plus belle, plus riche – et se vit en train d’installer son équipement médical dans le vaargh en bordure du rivage que son collègue, le docteur Nikitin, avait préparé pour lui. Lawler s’était entretenu à plusieurs reprises à la radio avec le docteur Nikitin. Il se demanda à quoi il pouvait bien ressembler. Soit, ce serait Salimil. Lawler aurait voulu être sûr que Rylie Delagard n’avait pas parlé à la légère et que Salimil allait bien les accueillir. Mais il n’avait pas oublié que Kendry, l’autre fils de Delagard, celui qui vivait à Velmise, s’était montré tout aussi persuadé que son île accueillerait les réfugiés de Sorve.
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