Sidero Volkin s’approcha en clopinant et s’adressa à Delagard.
— Dag Tharp vient d’arriver. Il est dans votre bureau.
— Voici notre réponse, dit Delagard en souriant. Retournons à terre.
Tharp s’était avancé à leur rencontre et il les attendait au bord de l’eau quand ils débarquèrent. Dès l’instant où Lawler vit l’air effaré sur le visage rouge et émacié du petit radio, il sut quelle était la réponse de Salimil.
— Alors ? demanda quand même Delagard.
— Ils ont refusé. Cinq voix contre quatre. Ils prétendent que leurs réserves d’eau sont insuffisantes à cause de l’été qui fut particulièrement sec. Ils ont proposé de prendre six personnes.
— Les salauds ! Qu’ils aillent se faire foutre !
— C’est ce que vous voulez que je leur dise ? demanda Tharp.
— Ne leur dites rien. Nous n’avons pas de temps à perdre avec des gens comme eux. Et nous n’enverrons pas six des nôtres, ajouta-t-il en se tournant vers Lawler. C’est tout le monde ou personne, quel que soit l’endroit où nous irons.
— Et maintenant ? demanda le médecin. Shaktan ? Kaggerham ?
Le nom des îles lui venait facilement aux lèvres, mais il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elles se trouvaient, ni de ce qu’elles pouvaient être.
— Ils nous diront les mêmes conneries, fit Delagard.
— Je peux quand même essayer de joindre Kaggerham, suggéra Tharp. J’ai gardé le souvenir de braves gens. J’y suis allé il y a une dizaine d’années, quand…
— Merde à Kaggerham ! s’écria Delagard. Ils ont eux aussi un de ces foutus conseils. Il leur faudra une semaine pour débattre la chose, puis il y aura une réunion publique, un vote et tout et tout. Nous n’avons plus le temps.
L’armateur sembla brusquement s’abîmer dans ses réflexions. Il donnait l’impression d’être sur une autre planète. Il avait l’air de quelqu’un en train d’effectuer des calculs terriblement compliqués qui demandaient un effort intellectuel intense. Les yeux mi-clos, ses énormes sourcils noirs froncés, il était comme entouré par une épaisse carapace de silence.
— Grayvard, dit-il enfin.
— Mais Grayvard est à huit semaines de mer ! objecta Lawler.
— Grayvard ? dit Tharp sans cacher son étonnement. Vous voulez que j’appelle Grayvard ?
— Pas vous. Moi. Je vais les appeler moi-même, de ce navire.
Delagard se replongea un long moment dans le silence. Il semblait être reparti très loin, absorbé par de mystérieux calculs. Puis il hocha la tête à plusieurs reprises, comme satisfait du résultat.
— J’ai des cousins à Grayvard, dit-il. Je suis quand même capable de négocier avec mes propres cousins ! Je sais ce qu’il faut leur proposer. Ils nous accepteront, vous pouvez en être sûrs. Il n’y aura pas de problème. Cap sur Grayvard !
Lawler suivit des yeux l’armateur qui repartait vers le navire à grandes enjambées.
Grayvard ? Grayvard ?
Il ne savait presque rien sur cette île, sinon qu’elle se trouvait à la périphérie du groupe d’îles comprenant Sorve et qu’elle restait aussi longtemps dans la mer voisine, la Mer Rouge, que dans la Mer Natale. Grayvard était la plus éloignée des îles avec lesquelles Sorve entretenait des relations plus ou moins suivies.
Lawler avait appris à l’école que quarante des îles d’Hydros acceptaient sur leur sol une colonie humaine. Le chiffre officiel était peut-être maintenant passé à cinquante ou soixante ; il l’ignorait. Mais le véritable total était probablement beaucoup plus élevé, car tout le monde vivait encore dans le souvenir du massacre de Shalikomo qui avait eu lieu du temps de la troisième génération. Chaque fois que la population humaine d’une île commençait à s’accroître dans des proportions trop importantes, une dizaine ou une vingtaine de personnes prenaient la mer pour aller s’établir ailleurs. Les colons s’installant sur cette nouvelle île n’avaient pas nécessairement les moyens d’établir un contact radio avec le reste d’Hydros et il était donc impossible de les dénombrer avec précision. Il devait maintenant y avoir quatre-vingts îles sur lesquelles vivaient des humains, peut-être même une centaine, éparpillées sur toute la surface de cette planète dont on disait qu’elle était plus grosse que la Terre. Les communications ne pouvaient qu’être épisodiques et difficiles au-delà du petit groupe d’îles qui dérivaient de conserve. D’éphémères alliances ne cessaient de se nouer et de se dissoudre au gré des déplacements sur l’océan.
Un jour, il y avait très longtemps, des humains entreprirent de construire leur propre île afin de ne pas avoir à supporter en permanence le voisinage des Gillies. Ils réfléchirent à la manière de procéder et commencèrent à disposer les fibres entrelacées, mais ils ne purent aller très loin, car l’île fut attaquée par de gigantesques animaux marins et entièrement détruite. Plusieurs dizaines de colons périrent. Tout le monde supposa que les monstres avaient été envoyés par les Gillies qui, à l’évidence, n’appréciaient pas que des humains eussent tenté de créer un petit domaine indépendant. Depuis ce jour, plus personne n’avait essayé.
Grayvard, se dit Lawler. Bon, pourquoi pas ?
Toutes les îles se valaient et il réussirait bien à s’adapter, quelle que soit celle où il débarquerait. Mais seraient-ils vraiment les bienvenus à Grayvard ? Sauraient-ils seulement trouver cette île qui dérivait entre la Mer Rouge et la Mer Natale ? Après tout, c’était l’affaire de Delagard. Il n’avait pas à s’en inquiéter. Cela ne dépendait absolument pas de lui.
La voix de Gharkid, grêle, voilée et flûtée, lui parvint tandis qu’il remontait lentement vers son vaargh.
— Docteur ? Monsieur le docteur ?
Lourdement chargé, il chancelait sous le poids de deux énormes paniers dégoulinant d’eau de mer et remplis d’algues, qu’il portait sur les épaules. Lawler s’arrêta et l’attendit. Gharkid arriva à sa hauteur en titubant et laissa glisser les deux paniers au sol, presque aux pieds du médecin.
Gharkid était un petit bonhomme noueux, tellement plus petit que Lawler qu’il lui fallait renverser la tête en arrière pour le regarder dans les yeux. Il sourit, dévoilant des dents d’une blancheur éclatante dans un visage au teint basané. Il y avait chez lui quelque chose de fervent et de touchant, mais la simplicité candide qu’il affichait, son innocence rustique et enjouée pouvaient à la longue devenir agaçantes.
— Qu’est-ce que c’est, tout ça ? demanda Lawler en baissant les yeux vers l’enchevêtrement d’algues – il en distinguait des vertes, des rouges et des jaunes veinées de nervures pourpres – qui débordaient des paniers.
— C’est pour vous, monsieur le docteur. Des algues médicinales. C’est pour emporter, quand nous partirons.
Le visage de Gharkid se fendit d’un grand sourire. Il avait l’air très content de lui.
Lawler s’agenouilla et fouilla dans la masse ruisselante. Il reconnaissait quelques algues. L’une d’elles, aux reflets bleutés, était un analgésique. Une autre, aux feuilles latérales sombres en forme de lanières, produisait le meilleur des deux antiseptiques qu’il utilisait. Et celle-ci… Mais, oui, c’était assurément l’herbe tranquille ! Ce brave vieux Gharkid ! Lawler releva la tête et, quand son regard rencontra celui de Gharkid, il vit passer dans les yeux sombres du petit bonhomme une lueur d’où toute candeur et toute naïveté étaient absentes.
— Pour emporter avec nous sur le navire, répéta Gharkid, comme si Lawler n’avait pas compris. Ce sont les bonnes algues, pour les remèdes. J’ai pensé que vous en auriez besoin, pour avoir des réserves.
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