Si Stirron connaissait les causes de la mort d’Halum, alors c’était que Noïm avait parlé. J’étais perdu. En arrivant à la Porte de Salla, j’y trouverais la police en train de m’attendre, puisque ma destination était connue. Mais dans ce cas, pourquoi l’avis de recherche ne la mentionnait-il pas ? Peut-être Noïm avait-il gardé ce détail sous silence afin de me laisser une chance d’évasion.
Je n’avais pas d’autre choix que de poursuivre ma route. Retourner vers la côte me prendrait des jours, et tous les ports seraient surveillés. Et d’ailleurs, où aller ? Non, les Terres Arides devaient rester mon refuge. J’y passerais quelque temps, et ensuite j’essaierais peut-être de franchir une des passes des Threishtors afin d’aller entamer une vie nouvelle sur la côte Ouest. Peut-être.
J’achetai en ville des provisions, dans un magasin qui ravitaillait les chasseurs en route vers les Terres Arides : nourriture séchée et eau condensée en quantité suffisante pour plusieurs lunes, ainsi que des armes. Pendant que j’effectuais ces achats, il me sembla qu’on me dévisageait avec curiosité. Reconnaissait-on en moi le prince dépravé que recherchait le septarque ? Personne pourtant ne faisait un geste pour me saisir. Peut-être savaient-ils que la Porte de Salla était gardée et ne voulaient-ils courir aucun risque avec la brute ignoble que j’étais, alors qu’au sommet du Kongoroï il y aurait pléthore de policiers pour me capturer. Quelle qu’en fût la raison, je quittai la ville sans être inquiété et attaquai la portion de route finale. Dans le passé, je n’étais venu au cœur de ces régions qu’en hiver, alors que la neige s’étalait en une épaisse couche. Même en cette saison il en restait des traces d’un blanc sale dans les coins à l’ombre, et, à mesure que la route s’élevait, la neige devenait plus dense ; puis, au moment où le double sommet du Kongoroï fut en vue, elle recouvrait tout le paysage. J’avais minuté mon trajet de manière à parvenir à la passe après le coucher du soleil, en espérant que l’obscurité m’aiderait à échapper à un éventuel barrage routier. Mais je ne vis personne. Tous phares éteints, je parcourus la fin de la distance, en m’attendant à demi à tomber dans le ravin, et je pris le tournant à gauche qui m’était familier et qui débouchait sur la Porte de Salla. Aucun barrage. Stirron ne devait pas avoir eu le temps de fermer la frontière à l’ouest, ou alors il pensait que je ne serais pas assez fou pour m’enfuir par-là. Je franchis la passe et commençai à dévaler la pente sur le versant opposé du Kongoroï, et quand l’aube me surprit j’étais à l’intérieur des Terres Arides, suffoquant sous la chaleur, mais en sécurité.
Non loin de l’endroit où nichent les cornevoles, j’ai trouvé cette cabane dont j’avais gardé en mémoire l’emplacement. Elle était à demi démolie mais ferait l’affaire. Comme l’avait dit Noïm, la chaleur torride des lieux me purgerait l’âme. J’ai un peu aménagé l’intérieur, posant mes affaires en place, déballant le stock de papier que j’avais également acheté en ville pour rédiger le présent compte rendu de mon existence, rangeant dans un coin l’étui qui renfermait le restant de la drogue, entassant mes vêtements par-dessus, balayant le sable rouge amoncelé par terre. Le premier jour, j’ai entrepris de camoufler la voiture afin qu’elle ne trahisse pas ma présence : je l’ai conduite dans un creux d’où son toit émergeait à peine au-dessus du niveau du sol, et j’ai recouvert ce toit de plantes entremêlées et de sable. Seul un regard aiguisé aurait pu la déceler quand j’eus terminé. J’ai noté soigneusement l’endroit afin de pouvoir la retrouver quand je voudrais partir.
Pendant plusieurs jours, j’ai arpenté le désert tout en réfléchissant. Je me rendais là où le cornevole avait frappé mon père, sans avoir peur de ceux qui tournoyaient autour de moi : qu’ils me tuent si tel était mon destin. Je passais en revue les événements qui avaient marqué pour moi le temps des changements, en me demandant : Est-ce là ce que tu désirais ? Est-ce là ce que tu voulais apporter ? Es-tu satisfait du résultat ? Je revivais chacune de mes unions d’âmes, depuis ma première expérience avec Schweiz jusqu’à la dernière avec Halum, et je me disais : Était-ce bien ? Y a-t-il des fautes que tu aurais pu éviter ? As-tu gagné ou perdu à ce que tu as fait ? Et ma conclusion était que j’avais plus gagné que perdu, bien que mes pertes eussent été terribles. Mon seul regret n’était pas d’avoir obéi à des principes erronés mais d’avoir usé de médiocres tactiques. Si j’étais resté en compagnie d’Halum jusqu’à ce qu’elle ait été libérée de ses incertitudes, elle n’aurait peut-être pas éprouvé la honte qui l’avait détruite. Si je m’étais davantage confié à Noïm… Si j’étais resté à Manneran pour affronter mes ennemis… Si… si… si… Oui, ce n’était pas mon changement que je regrettais, c’était d’avoir gâché la révolution de mon âme. Car je demeurais convaincu du caractère nocif de la Convention et de notre mode de vie. De votre mode de vie. Le fait qu’Halum ait pu aller jusqu’à se suicider simplement pour avoir connu deux heures d’amour humain véritable était le réquisitoire le plus cinglant qu’on pouvait prononcer contre la Convention.
Et finalement – il n’y a pas tellement de jours – j’ai entrepris d’écrire les pages que vous venez de lire. J’ai été le premier surpris de la facilité avec laquelle me venaient les mots ; peut-être ai-je même versé dans la prolixité, malgré la difficulté que j’avais tout d’abord à employer la syntaxe que je m’imposais. Je m’appelle Kinnal Darival et je vais tout vous dire à mon sujet. C’est par cette phrase que commençaient mes mémoires. Ai-je été sincère ? N’ai-je rien caché ? Jour après jour, ma plume a gratté le papier, et je me suis mis tout entier dans ce récit, sans l’embellir pour les besoins de la cause. Dans cette cabane étouffante, je me suis mis à nu. Pendant ce temps, je n’avais aucun contact avec le monde extérieur, bien qu’ayant le soupçon, peut-être sans fondement, que les émissaires de Stirron étaient en train de parcourir les Terres Arides à ma recherche. Je suppose que des gardes sont postés aux cols qui mènent à Salla, à Glin et à Manneran, ainsi probablement qu’à ceux de l’ouest ; et aussi même au col de Stroïn, au cas où j’essaierais de gagner le golfe de Sumar en passant par les Terres Humides. La chance jusqu’ici m’a servi, mais ils vont bientôt me trouver. Vais-je les attendre ? Ou bien vais-je me remettre en route pour tenter le sort, pour essayer de trouver une issue non gardée ? Maintenant que j’ai avec moi cet épais manuscrit, je lui attache plus de valeur qu’à ma vie elle-même. Si vous pouviez le lire, si vous pouviez voir à quel point j’ai tâtonné et trébuché dans ma marche vers la connaissance de soi, si vous pouviez recevoir à travers ces lignes les vibrations de mon esprit… J’ai tout raconté, je crois, dans cette autobiographie, dans ce témoignage sur le moi, ce document unique dans l’histoire de Velada Borthan. Si je suis capturé ici, mon récit sera saisi en même temps que moi, et Stirron le fera brûler.
Il faut donc que je me mette en route. Mais…
Un bruit ? Un moteur ?
Une voiture approche de ma cabane à travers les sables. Trop tard. Je suis découvert. Tout est fini. Je suis heureux d’avoir au moins pu écrire autant.
Cinq jours se sont écoulés depuis les dernières lignes que j’ai rédigées, et je suis toujours ici. La voiture était celle de Noïm. Il ne venait pas m’arrêter mais me secourir. Avec précaution, comme s’il s’attendait que je lui tire dessus, il s’est avancé vers la cabane en appelant : « Kinnal ? Kinnal ? » Je suis sorti. Il a cherché à sourire, mais il était trop crispé pour y arriver. Il a dit : « On pensait que tu serais par ici. L’accident de ton père… tu ne l’as jamais oublié, hein ?
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