Tess haussa les épaules.
« Parce que tu sais, ça ne te ressemble pas vraiment. Tu n’avais jamais séché l’école.
— C’était important.
— Important à quel point, Tess ? »
Pas de réponse. Rien qu’un froncement de sourcils et des larmes aux yeux.
« C’était à cause de la Fille-Miroir ? »
L’expression malheureuse de Tessa se fit misérable.
« Oui.
— Elle t’a dit d’aller là-bas ?
— Elle ne me dit jamais rien. Elle voulait juste y aller. Alors j’y suis allée.
— Eh bien, qu’est-ce qu’elle cherchait ?
— Je ne sais pas. Je pense qu’elle voulait juste vérifier si elle voyait son reflet ou pas.
— Son reflet ? Son reflet où ?
— Dans l’Œil, dit Tess.
— Dans un miroir à l’Œil ? Ce n’est pas un télescope de ce genre-là. Il n’y a pas de véritable miroir.
— Pas dans un miroir… dans l’Œil. »
Marguerite ne savait ni quelle conduite adopter ni comment poser la question suivante. Elle avait peur des réponses de Tessa, car ces réponses semblaient folles. La folie : le mot interdit. La pensée indicible. Marguerite détesta cette discussion à propos de la Fille-Miroir, parce que toute cette histoire semblait démente et qu’elle ne se sentait pas capable de le supporter. Elle pouvait supporter à peu près n’importe quoi d’autre : blessure, maladie… Elle pouvait imaginer Tess avec un appareil orthopédique ou le bras en écharpe, elle savait consoler sa fille quand celle-ci se faisait mal, tout cela restait largement à la portée de ses capacités maternelles. Mais je vous en prie, songea-t-elle, pas la folie, pas le genre d’aliénation réfractaire qui exclut tout réconfort et toute communication. Durant ses études, Marguerite avait travaillé de nuit dans un hôpital psychiatrique. Elle avait vu des schizophrènes incurables. Des fous qui vivaient dans leur propre réalité virtuelle cauchemardesque, plus isolés que dans n’importe quelle cellule d’isolement. Elle refusait d’imaginer Tess comme cela.
Elle immobilisa la voiture sur le parking du collège mais demanda à Tess de rester encore un peu avec elle.
Mort et folie : pouvait-elle vraiment protéger sa fille de l’une ou l’autre ?
Je ne peux même pas la protéger de Ray.
Ray avait menacé de garder Tess avec lui, d’en assurer la garde physique… en fait, de la kidnapper. Mais elle est avec moi, maintenant, pensa Marguerite. Et si j’avais le choix, je l’emmènerais loin d’ici, je la conduirais par la route jusqu’à Constance et ensuite loin, loin, n’importe où loin de la quarantaine et des rumeurs pénibles rapportées par Chris, loin de l’Œil et de la Fille-Miroir.
Mais c’était impossible.
Il fallait qu’elle renvoie Tess au collège, d’où elle rentrerait retrouver Ray et une illusion de normalité de plus en plus fragile. Si je gardais Tess, pensa Marguerite, ce serait moi qui enfreindrais notre accord, et Ray enverrait ses types de la Sécurité la récupérer.
Mais si je la laisse aller le retrouver, et s’il se passe quelque chose…
« Je peux sortir, maintenant ? » demanda Tess.
Marguerite prit une profonde respiration pour se calmer. « Pourquoi pas. Oui, retourne au collège. Mais plus d’expéditions pendant les cours, d’accord ?
— D’accord.
— Tu promets ?
— Promis. » Elle posa la main sur la poignée.
« Une dernière chose, dit Marguerite. Écoute-moi. Écoute. C’est important, Tess. S’il arrive quoi que ce soit d’étrange chez papa, tu m’appelles. Peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Ne te pose même pas la question. Appelle-moi. Parce que je me soucie de toi même quand tu n’es pas avec moi.
— Est-ce que Chris aussi se soucie de moi ? »
Surprise, Marguerite répondit : « Oui, bien sûr, Chris aussi.
— D’accord. »
Tess ouvrit la porte et sortit. Marguerite suivit des yeux sa fille qui traversait le parking désert, traînant les pieds dans les tourbillons de vieille neige, sa parka toujours boutonnée de travers et son bonnet serré dans ses petites mains gantées.
Je la reverrai, se dit Marguerite. Je la reverrai. Il le faut.
Puis Tess disparut à l’intérieur de l’établissement et l’après-midi fut calme et vide.
Le samedi matin, Sue Sampel se réveilla tendue.
Dans la journée, elle était censée effectuer ce petit vol d’informations, comme promis si imprudemment au cours de la semaine. Ses mains tremblaient lorsqu’elle se brossa les dents, et son reflet dans le miroir ressemblait au portrait d’une quadragénaire terrifiée.
Elle laissa Sébastian dormir une heure de plus tandis qu’elle se préparait du café et du pain grillé. Sébastian était de ces personnes capables de dormir au milieu d’une tempête ou d’un tremblement de terre, alors que Sue, à son grand dam, revenait à une vague conscience au moindre moineau bruyant.
Le livre de Sébastian traînait sur la table de la cuisine. Sue le feuilleta pour passer le temps. Elle l’avait lu de la première à la dernière page quelques semaines plus tôt et relu peu auparavant en essayant d’absorber les idées qui lui avaient échappé a la première lecture. Dieu le vide quantique. Un titre pesant. Comme deux sumotori en balance sur une esperluette.
Mais le contenu n’avait rien de nunuche ou de superficiel. Il l’avait même poussée aux limites de sa licence de science. Par chance, Sébastian savait très bien expliquer les concepts difficiles. Et elle avait eu le privilège de disposer de l’auteur chaque fois qu’elle coinçait sur un passage.
Le livre n’était ni ouvertement religieux ni scientifiquement rigoureux. Sébastian lui-même le qualifiait de « philosophie spéculative ». Il l’avait un jour décrit comme « une causerie entre hommes, écrite gros. Très gros ». Sue supposait qu’il avait dit cela par modestie.
Le livre regorgeait d’histoire scientifique obscure, de savoir évolutionnaire et de physique quantique. Matériel excitant pour un professeur de théologie en université dont les œuvres publiées jusque-là incluaient des romans roses aussi torrides que Erreurs d’attribution dans les textes pauliniens du 1 ersiècle. Grosso modo, il affirmait que les êtres humains avaient atteint leur état de conscience actuel en s’appropriant une partie d’une intelligence universelle. En d’autres termes, en se branchant sur Dieu. Cette définition de Dieu, soutenait-il, pouvait être étendue pour correspondre aux définitions de déités d’un large éventail de cultures et de croyances. Dieu était-Il omniprésent et omniscient ? Oui, car il se diffusait dans toute la création. Était-il singulier ou multiple ? Les deux : Il était omniprésent parce que inhérent aux processus physiques de l’univers, mais Son esprit était connaissable (par les humains) seulement par fragments discrets et dissemblables. Existait-il après la mort une vie ou une espèce de réincarnation ? Au sens le plus littéral, non, mais notre conscience étant empruntée, elle continuait à vivre sans nos corps, bien que comme un fragment minuscule de quelque chose de presque infiniment plus vaste.
Sue comprenait où il voulait en venir. Il cherchait à apporter aux gens la consolation de la religion sans les charger des bagages du dogmatisme. Il montrait une certaine désinvolture sur le plan scientifique, ce qui mettait en rogne des gens comme Élaine Coster. Mais il avait le cœur au bon endroit. Il voulait une religion capable de réconforter de manière convaincante la veuve et l’orphelin sans les livrer au patriarcat, à l’intolérance, au fondamentalisme ou à de bizarres règles diététiques. Il voulait une religion qui ne soit pas en bagarre perpétuelle avec une cosmologie moderne.
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