— En toute franchise, Hubble Plaza n’est pas notre problème n°1 en ce moment. On a dû convoquer les deux équipes techniques, celle de jour et celle de nuit. Elles ont ôté et remplacé deux des unités d’interface. Pire, et je sais que tu n’as aucune envie d’entendre ça, on a de gros soucis avec les O/BEC. »
Les O/BEC. Même Charlie, disait-on, en parlait comme d’« une technologie touchez-du-bois ». Marguerite s’y connaissait très peu en informatique quantique : elle ne prétendait pas comprendre les subtilités des cylindres O/BEC.
Arranger une série d’O/BEC en un ensemble auto-évolutif « organique » était une expérience qui n’aurait jamais dû fonctionner, selon elle. Cela donnait des résultats imprévisibles à vous faire froid dans le dos, et elle se souvint de ce que Chris lui avait dit (ou répété) : Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Ça pourrait, en effet. Et c’était peut-être pour tout de suite.
Mais, mon Dieu, non, pas maintenant, pas quand ils se trouvaient si près d’une connaissance plus profonde, pas quand le Sujet courait un danger mortel.
Marguerite n’avait jamais vu la salle de contrôle et d’interface aussi bondée. Les techniciens, certains lancés dans une discussion passionnée, s’agglutinaient autour des moniteurs système. Elle vit avec consternation que le grand écran principal, la transmission en direct, restait complètement vide. « Qu’est-ce qu’il s’est passé, Charlie ? »
Il haussa les épaules. « Perte d’intelligibilité. Temporaire, à notre avis. Due à un blocage d’E/S, pas à une panne système totale.
— On a perdu le Sujet ?
— Non, comme je l’ai dit, c’est un problème d’interface. L’Œil continue à l’observer, mais nous avons du mal à communiquer avec l’Œil. » Il haussa légèrement les épaules comme pour dire : C’est ce qu’on pense, du moins.
« On a déjà connu cette situation par le passé ?
— Pas à ce point, non.
— Mais vous pouvez réparer ? »
Il hésita, « Sans doute, finit-il par dire.
— On avait encore une image il y a vingt minutes. Qu’est-ce qu’il faisait quand vous l’avez perdu ?
— Le Sujet ? Il s’était accroupi derrière une espèce d’obstacle quand tout est devenu gris.
— Tu penses que c’est à cause de la tempête ?
— Marguerite, personne n’en sait rien. On ne comprend pas le millième de ce que font les O/BEC. Comme ils peuvent voir à travers des murs de pierres, une tempête ne devrait pas les gêner. Mais la visibilité est gravement compromise, alors peut-être que l’Œil a plus de travail pour rester fixé sur une cible mouvante, peut-être que c’est ce qui nous pose problème en ce moment. Tout ce qu’on peut faire, c’est traiter les problèmes périphériques au fur et à mesure de leur apparition. Garder la température conforme aux spécifications, assurer la stabilité des puits quantiques. » Il ferma les yeux et passa la main sur le chaume de son crâne.
Nous n’aimons pas le reconnaître, se dit Marguerite, mais nous utilisons une technologie que nous ne comprenons pas. Une « structure dissipatrice » capable de développer sa propre complexité – capable de croître bien au-delà de la compréhension intellectuelle que nous en avons. Pas vraiment une machine mais un processus à l’intérieur d’une machine, l’évolution en miniature, à sa façon une nouvelle forme de vie. Nous nous sommes contentés de la mettre en route. De la mettre en route, et de la plier à nos besoins.
Faisant de nous la seule espèce dotée d’un œil plus complexe que son cerveau.
Les lumières du plafonnier vacillèrent et diminuèrent. Les moniteurs à bus de tension bêlèrent un signal d’alarme strident.
« S’il te plaît, Charlie, dit Marguerite, ne le laisse pas nous échapper. »
Chris suivait le geste brusque de Tessa lorsqu’il entendit l’explosion. Un son pas particulièrement fort, pas plus que celui d’une porte qu’on claque, mais plus lourd, chargé de nuances ondulantes, comme le tonnerre. Il se redressa et fouilla le ciel du regard. Les autres personnes firent de même, du moins toutes celles qui ne s’étaient pas encore lancées sur la pente.
Il vit d’abord un anneau de fumée en train de grandir, peu visible sur ce fond de ciel patchwork de bleu et de nuages d’altitude… puis l’avion lui-même, au loin, tombant vers la terre en une courbe oblique.
Il tombait, mais gardait quelques ressources. Le pilote semblait se démener pour reprendre le contrôle. C’était un petit avion, un appareil privé, jaune canari, sans rien de militaire : Chris le vit en silhouette alors qu’il volait un instant à l’horizontale, en parallèle à peut-être cinquante ou soixante mètres au-dessus de la route sortant de Blind Lake. Il approche, comprit-il. Il essaye peut-être d’atterrir sur la route.
Puis l’appareil vacilla à nouveau, vira soudain de bord en lâchant une bouffée de fumée noire.
Son arrivée se passait mal, et il approchait de plus en plus. « Couche-toi, dit-il à Tess. Par terre. Vite. »
La fillette resta raide, sans un mouvement, le regard fixe. Chris la plaqua dans la neige et la couvrit de son corps. Certains des lugeurs se mirent à hurler. Pour le reste, le silence de l’après-midi était devenu sinistre : les moteurs de l’avion s’étaient arrêtés. Cela devrait faire plus de bruit, pensa Chris. Tout ce métal en train de tomber.
L’appareil toucha le sol à l’extrémité nord du parking circulaire, redressant le nez au dernier instant avant de percuter une camionnette Ford rouge vif, transformant toute son énergie cinétique en un éventail de débris rouge et jaune qui créèrent sillons et cratères dans la neige. Le corps de Tessa trembla au bruit. Les éclats volèrent vers l’est, loin de la colline, et continuaient à tomber dans un crépitement assourdi par la neige lorsque l’épave s’embrasa.
Chris tira Tess en position assise.
Elle se redressa comme catatonique, les bras raidis contre les flancs. Son regard restait fixe et ne cillait pas.
« Tess, dit-il, écoute-moi. Il faut que j’aille aider, mais je veux que tu restes ici. Boutonne-toi si tu as froid, demande à un autre adulte si tu as besoin d’aide, à part ça, attends-moi, tu as compris ?
— Je crois.
— Attends-moi.
— T’attendre », dit-elle d’une voix sourde.
Il n’aimait pas l’expression de son visage ni la manière dont elle parlait, mais elle ne souffrait d’aucune blessure physique et il y avait peut-être des survivants dans l’épave en feu. Chris la serra dans ses bras pour essayer de la rassurer puis bondit en bas de la pente, ses pieds trouant la neige comprimée et lissée par les luges.
Il atteignit l’avion en flammes en même temps que trois autres adultes, deux hommes et une femme, a priori des parents venus faire de la luge avec leurs enfants. Il s’avança aussi près qu’il l’osait de l’incendie, de la chaleur qui lui cuisait le visage et évaporait la neige dans l’air. On apercevait, par plaques noires et trempées, l’asphalte du parking sous la neige. Chris voyait assez bien la camionnette – le toit en avait été arraché – pour être sur qu’il n’y avait personne à l’intérieur. On ne pouvait en dire autant du petit avion. Derrière son moteur dévoré par des flammes acharnées, une forme humaine se battait contre le verre terni de la porte de la cabine.
Chris ôta sa veste en tissu et se l’enroula autour de la main droite.
Plus tard, Marguerite lui dirait qu’il avait agi « en héros ». Peut-être. Il n’en avait pas eu l’impression. L’évidence de ce qu’il fallait faire s’était imposée à lui, il n’aurait peut-être rien tenté si le feu avait été plus violent ou si l’avion avait contenu davantage de carburant. Mais il ne se souvenait pas avoir pesé les risques. Il n’avait pensé qu’à ce qu’il fallait faire.
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