— Pourquoi ?
— Ils ont eu une autre petite cascade d’incidents techniques pendant ma visite.
— Vraiment ? Je n’ai pas eu de mémo à ce sujet.
— Charlie dit qu’il s’agit juste des pépins habituels, mais qu’ils en ont de plus en plus souvent – des sautes de puissance et des irrégularités dans les E/S . Je pense que ce qui le gêne vraiment, c’est la possibilité que quelqu’un débranche la prise. Il prend soin de ces O/BEC depuis si longtemps qu’il les considère comme ses enfants.
— C’est n’importe quoi, dit Marguerite, toutes ces histoires sur l’arrêt de l’Œil. » Mais elle-même ne se trouvait pas très convaincante. Elle fit une tentative maladroite pour changer de sujet. « Vous ne parlez pas souvent de votre travail. »
Elle avait déjà vidé la moitié de son verre et sentait l’alcool se frayer un chemin dans son corps à une vitesse ridicule, l’endormant, l’enhardissant.
« J’essaye de le tenir à distance de Tess et de vous. Je vous suis reconnaissant de me laisser loger ici. Je ne veux pas répandre mes ennuis.
— Pas de problème. On se connaît depuis quoi, maintenant, plus d’un mois ? Mais je suis presque certaine que tout ce qu’on raconte sur votre livre n’est pas vrai. Vous ne m’avez l’air ni malhonnête ni méchant.
— Malhonnête et méchant ? C’est ce qui se dit ? »
Marguerite rougit.
Mais Chris souriait. « J’ai déjà entendu tout ça, Marguerite.
— J’aimerais lire votre livre, un jour.
— Impossible de le télécharger, depuis le blocus. Ce qui m’avantage peut-être. » Son sourire perdit de sa conviction. « Je peux vous donner un exemplaire.
— Avec plaisir, merci.
— Merci à vous pour ce vote de confiance. Marguerite ?
— Oui ?
— Ça vous dirait de m’accorder une interview ? Sur Blind Lake, la quarantaine, votre place dans cette histoire ?
— Oh ! mon Dieu. » Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il dise cela. Mais qu’est-ce qu’elle s’était attendue à ce qu’il dise, au juste ? « Eh bien, pas ce soir.
— Non, pas ce soir.
— La dernière fois qu’on m’a interviewée, c’était pour le journal du lycée. Sur mon projet de science.
— Un bon projet ?
— Premier prix. Celui qui permet de décrocher une bourse. Tout sur l’ADN mitochondrial – à l’époque, je croyais vouloir devenir généticienne. Un truc plutôt lourd pour une fille de pasteur. » Elle bâilla. « Il faut vraiment que j’aille me coucher. »
Sur une impulsion – ou peut-être à cause de l’alcool –, Marguerite posa sa main sur la table, la paume vers le haut. Un geste qu’il était en droit d’ignorer. Et il n’y aurait pas de mal à cela.
Chris regarda sa main, peut-être quelques secondes de trop. Puis il la couvrit de la sienne. De bon cœur ? À contrecœur ?
La sensation de sa paume contre la sienne plut à Marguerite. Aucun homme adulte ne lui avait tenu la main depuis qu’elle avait quitté Ray, qui n’était déjà pas trop du genre à tenir la main. Elle s’aperçut qu’elle ne pouvait pas regarder Chris dans les yeux. Elle laissa ce moment s’éterniser, puis retira sa main avec un sourire penaud. « Faut que j’y aille, dit-elle.
— Bonne nuit, dit Chris Carmody.
— Vous aussi », lui répondit-elle en se demandant dans quoi elle se fourrait.
Avant de se coucher, elle alla regarder une dernière fois les images transmises en direct par l’Œil.
Il ne se passait pas grand-chose. Le Sujet continuait son odyssée entamée deux semaines plus tôt. Il était loin sur la Route Orientale, avançait d’un pas ferme dans un autre matin. Sa peau semblait chaque jour plus terne, mais c’était sans doute à cause de la poussière ambiante. Il n’avait pas plu depuis des mois, ce qui n’avait toutefois rien d’inhabituel l’été à ces latitudes.
Même le soleil semblait briller moins fort, jusqu’à ce que Marguerite s’aperçoive que la brume était ce jour-là d’une épaisseur inaccoutumée, et encore plus épaisse au nord-est, presque comme si une ligne de grains approchait. Elle pourrait sans doute interroger Météorologie à ce sujet. Demain.
Enfin, avant de se coucher, elle jeta un coup d’œil dans la chambre de Tessa.
Celle-ci dormait à poings fermés. À côté du lit, la réparation bricolée par Chris avec du plastique et du placage recouvrait toujours la vitre cassée, permettant à la pièce de garder une chaleur confortable. L’obscurité à l’extérieur comme à l’intérieur. Les miroirs par chance vides. Pas d’autres bruits que la respiration tranquille de Tessa.
Et dans la quiétude de la maison, Marguerite comprit pour qui elle écrivait ce récit. Pas pour elle-même. Certainement pas pour les autres scientifiques. Ni pour le grand public.
Elle l’écrivait pour Tess.
C’était une prise de conscience stimulante, qui chassait toute possibilité de trouver le sommeil. Elle revint dans son bureau, alluma la lampe et ressortit le cahier. Elle l’ouvrit et écrivit :
Il y a plus de cinquante ans, sur une planète si distante qu’aucun être humain en vie ne peut espérer s’y rendre un jour, existait une ville de roche et de grès. Elle était aussi grande que n’importe laquelle de nos grandes villes, et ses tours s’élevaient haut dans l’atmosphère sèche et ténue de ce monde. Elle était construite sur une plaine poussiéreuse surplombée par de hautes montagnes dont les sommets restaient enneigés même durant le long été. Quelqu’un vivait là, quelqu’un qui, quoique pas tout à fait humain, n’en était pas moins une personne, à sa manière très différente de nous mais très semblable par certains côtés. Le nom que nous lui donnions était « le Sujet »…
Sue Sampel se remettait à apprécier les week-ends, malgré le blocus persistant.
Pendant un temps, cela avait été blanc bonnet et bonnet blanc : les jours de la semaine occupés mais ternis par les crises et bizarreries de son patron, samedi et dimanche calmes et moroses parce qu’elle ne pouvait pas sauter dans sa voiture pour aller se détendre à Constance. Au début, elle s’était défoncée du début à la fin du week-end, jusqu’à ce que sa réserve personnelle donne des signes de faiblesse. (Encore un article que les camions noirs ne livraient pas.) Ensuite, elle avait emprunté une poignée de romans de Tiffany Arias à une autre employée de Hubble Plaza, cinq épais volumes se passant en temps de guerre à Shiugang et consacrés à une infirmière déchirée entre son amour pour un pilote de reconnaissance militaire et sa liaison secrète avec un trafiquant d’armes alcoolique. Ces livres lui avaient plu, mais ne valaient pas à ses yeux le cannabis Fille Verte label canadien (importé régulièrement mais en toute illégalité du Protectorat économique du Nord), dont il lui restait une dizaine de grammes à l’intérieur d’une petite boîte à biscuits cachée dans son tiroir à chaussettes.
Puis Sébastian Vogel s’était présenté à sa porte avec un billet de logement signé Ari Weingart et une valise marron cabossée.
Au premier abord, il semblait peu prometteur. Mignon, peut-être, mais d’une manière plutôt lutin de Noël, frisant la soixantaine, avec un peu d’embonpoint, une couronne de cheveux gris autour de son crâne dégarni et brillant, et une barbe touffue gris-rouge. Il était sans aucun doute timide – il bredouilla en se présentant – et pire, Sue eut l’impression d’avoir affaire à une espèce de pasteur ou de prêtre à la retraite. Il promit de ne « pas la déranger du tout » et elle craignit qu’il ne tienne parole.
Le lendemain, elle avait interrogé Ari à son sujet. Il lui apprit que Sébastian était un universitaire à la retraite, et non un prêtre, l’un des trois journalistes de l’équipe bloquée à Blind Lake. Sébastian avait écrit un livre appelé Dieu le vide quantique – dont Ari lui prêta un exemplaire : un ouvrage beaucoup plus austère qu’un roman de Tiffany Arias mais aussi beaucoup plus substantiel.
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